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À La Une - L'impression de Fifi ABOU DIB

Nuits d’Orient

Février 2011. Premier et dernier séjour à Damas. La ville semblait douce, loin de l’hystérie de Beyrouth. Pas de klaxons intempestifs, pas de « rois du macadam », la circulation s’arrête pour laisser passer les enfants de la petite école en tabliers rose et bleu. Sous l’immense verrière art déco de Souk el-Hamidiyé, si la foule est parfois compacte, elle est étrangement paisible. Pas d’éclats de voix dans ce demi-jour ouaté, parfumé de laurier et d’épices. Les vieux commerçants sont taiseux, évitent les conversations hors sujet. L’usure, dans le zinc de la voûte, répand sur le pavé un semis d’étoiles en plein midi. Les hommes s’adressent aux femmes en baissant légèrement les yeux. Les traditions sont présentes sans être pesantes et le rapport au sexe est étonnamment léger. Au milieu d’un étalage de lingerie coquine, une vieille en fichu noir promène ses mains sur une marchandise sans équivoque en marmonnant des litanies. « Elle nous protège du mauvais œil », expliquent en souriant avec candeur les deux jeunes gens qui tiennent la boutique. Au Liban, on est plus pudibond sur ces choses. Au café de la Naoufara, au bout d’une ruelle de la vieille ville, trône un « hakawati », un conteur d’épopées armé d’une canne en osier qu’il fait claquer pour réveiller son auditoire. Sans bouger de sa chaise, sans montrer d’images, il lance après l’ennemi des cavalcades fantastiques et soulève des tempêtes de sable dans la salle où les désœuvrés de cette fin d’après-midi sirotent un thé très sucré. La nuit, il n’y avait plus grand-chose à faire dehors. Les Damascènes étaient des couche-tôt.


C’était il y a deux ans, quelques mois et quelques jours. Chaque jour compte désormais et se vit comme un cadeau. Beyrouth, avant sa guerre, était déjà bavarde, roublarde et frénétique. Durant les années 70 et 80 de sinistre mémoire, elle portait le deuil le jour et s’adonnait la nuit à des fêtes fébriles. Les Libanais réinventaient le concept des réjouissances contre l’angoisse et des basses contre les obus de mortier. Mais Damas, ce double inversé de la capitale libanaise, aussi confinée que Beyrouth est ouverte, aussi calme et raisonnable que Beyrouth est folle, aussi méfiante que Beyrouth est provocante, Damas, dans sa guerre, était programmée pour souffrir en silence. Il faut croire que non. Quelque chose a changé. Les guerres vous changent. On rapporte que désormais, dans le bruit sourd des canonnades, là-bas les gens dansent et boivent la nuit venue. Ils dansent leurs angoisses et scandent leurs terreurs. Ils dansent pour se rassurer, pour rattraper toutes les années où ils n’ont pas dansé et ils clament qu’ils « aiment la vie ». Ça aussi, on croyait l’avoir inventé. Comme si les guerres, dans les longues agonies qu’elles imposent, avaient obligatoirement la vertu de vous faire aimer la vie, de cet amour hystérique et libanais. La vie la nuit. L’Orient n’a pas fini d’adorer.

Février 2011. Premier et dernier séjour à Damas. La ville semblait douce, loin de l’hystérie de Beyrouth. Pas de klaxons intempestifs, pas de « rois du macadam », la circulation s’arrête pour laisser passer les enfants de la petite école en tabliers rose et bleu. Sous l’immense verrière art déco de Souk el-Hamidiyé, si la foule est parfois compacte, elle est étrangement...

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