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À La Une - Liban-Reportage

La solitude des vieux mendiants dans les rues de Beyrouth

En l’absence d’une politique nationale pour l’assistance aux personnes âgées et dans la misère, le pays assiste à la recrudescence de la mendicité des hommes et femmes du troisième âge, ou pire à l’apparition d’une nouvelle catégorie de vieux, les SDF. « L’Orient-Le Jour » a fait la manche avec Élias, Cap’tain Georges et Samira.

Petite pause pour Louis Daou, alias Cap’tain Georges, sur le trottoir, sous le pont de Dora. Photo Anne-Marie el-Hage

Ils traînent leur misère sur les routes comme un boulet. Un boulet lourd comme le poids des ans sur leurs visages burinés. Les vieux mendiants sont seuls. Seuls avec eux-mêmes et face aux passants qui les regardent distraitement. Les voient-ils seulement ? Dans la capitale ou les grandes villes du pays, sur les grands axes ou aux portes des lieux de culte, sur les carrefours ou aux entrées des boutiques, sur les trottoirs ou sous les ponts, ils tendent la main, dans l’espoir d’un geste généreux.
Le spectacle n’a plus rien d’étonnant. Il fait peine à voir. Sur les routes libanaises, on ne compte plus les vieux mendiants, hommes ou femmes. Sales, déguenillés, abandonnés, la peau brûlée de soleil, ils passent des journées entières, des nuits parfois, à demander l’aumône. Sous l’œil indifférent des agents de la circulation et des forces de l’ordre, ils s’approprient les quartiers, squattent les lieux, toujours les mêmes. On les appelle les habitués, sans rien savoir sur eux, pas même leur nom. On leur donne alors des surnoms. On leur invente une histoire. Les rumeurs les plus folles circulent. 

 

Elias hèle les voitures dans l’espoir de recevoir l’aumône. Mais la rumeur raconte qu’il est riche. (Photo Michèle Farah)

 

 

On dit de ce vieux clochard qu’il n’a plus toute sa tête, de cet autre qu’il est riche et possède plusieurs immeubles, de la vieille Mariam qu’elle siffle une bouteille d’arak par jour, de la mystérieuse Samira qu’elle se fait déposer en taxi par ses filles, élégamment vêtues. Mais on ne manque jamais de leur refiler quelques billets, une canette de coca, un fruit ou un casse-croûte qui leur permettent de tenir le coup, durant leur interminable journée passée à tendre la main. Leur situation n’a rien d’enviable. Récemment, le vieux Gerios, un mendiant de la région de Jdeideh, est mort brutalement, après avoir été renversé par un camion. 

 



Absence de structures étatiques
« Je n’ai pas besoin d’aide. Je me promène. » Élias, comme il dit se nommer, nous accueille fraîchement. Puis il recule, à mesure qu’on s’approche de lui, au risque de se faire renverser par les voitures qui s’engagent à toute allure sur l’autoroute. Posté sous le pont de Nahr el-Mott, au début de l’autoroute de Jounieh, le mendiant hèle les voitures, comme pour les saluer. Avec sa veste à carreaux, son chapeau et sa canne, il est facilement repérable. Mais le trafic est fluide ce jour-là, personne ne s’arrêtera pour lui refiler le moindre billet. Pourquoi mendie-t-il à son âge ? Où habite-t-il ? N’y a-t-il personne pour l’aider ?
Élias esquive les questions et se contente d’afficher un triste sourire édenté. « J’habite par là et j’ai trois enfants », finit-il par dire, accompagnant ses propos d’un geste vague. Témoin de la scène, Kassem, un chauffeur de taxi garé à l’ombre, attend le client. « Ce mendiant est loin d’être pauvre. Il se fait facilement 200 000 LL par jour. Les jours de fête, bien plus. Il est même propriétaire d’immeubles », assure-t-il, racontant que les gens de la région sont généreux. « Mais il est sale et porte toujours les mêmes habits, reprend-il. Mendier est une manie chez lui. Il mendie même ses sandwiches et ses boissons, et ne dépense pas la moindre piastre pour se nourrir. »

 

Posté à Dora, entre le Snack Jabbour et Akil Bros, ce vieil homme tend la main. Nul ne connaît son nom, ni son histoire. (Photo Michèle Farah)



Un agent de la municipalité de Jdeideh voit les choses sous un autre angle. « Ce ne sont que des ragots. Ces mendiants sont misérables. Ils ne sont pas de la région. Autrement, le président de la municipalité leur aurait trouvé un foyer », fait-il remarquer. Et d’affirmer que tous les mendiants du quartier viennent de Tripoli, de Saïda ou des camps palestiniens. « Nous leur faisons la chasse. Nous les remettons à la police. Mais ils reviennent, irrémédiablement », constate-t-il, déplorant l’absence de structures étatiques pour la prise en charge des personnes âgées défavorisées.

Dans la rue depuis 23 ans
Quelques centaines de mètres plus loin, à l’ombre du pont de Dora, un vieux clochard en haillons traverse la route, béquille à la main, traînant péniblement une caisse. Le spectacle est hallucinant. Le vieillard semble tout droit sorti d’un film de fiction, avec son short en lambeaux, sa chemise trop large, portée sur une veste, elle-même ouverte sur un torse nu, ses chaussures déchirées, sa pipe à la bouche, ses ongles longs et noirs de saleté, ses jambes ointes d’huile noire, ses sacs en plastique et ses ciseaux accrochés au cou. « On m’appelle Cap’tain Georges ou même le doyen, lance-t-il fièrement en français. Mais je m’appelle Louis Daou. » Cap’tain Georges, comme nous l’appellerons, ne dira mot avant d’obtenir son Coca. Il fait si chaud en cette fin de juillet. 

 

Sur son vieux fauteuil roulant, Fatma interpelle les passants à Hamra. Qui veut bien de ses chewing gum? (Photo Michèle Farah)


Cap’tain Georges vit de la solidarité des habitants de Bourj Hammoud. « Je réclame, je me sers et on me laisse faire. J’en ai bien le droit », dit-il avec philosophie, tirant sur sa pipe. Le vieillard à l’œil bleu et à la barbe jaunie ne manque pas d’humour. « Durant des années, je leur ai donné des cours à l’œil. Ils peuvent bien m’offrir de la nourriture pour mes chats. Et puis, le menuisier m’a invité à manger le couscous. » Vingt-trois ans déjà qu’il va tous les jours, dès 6 heures du matin, à la recherche de nourriture pour ses chats, comme il l’affirme. « Je prends un fruit par- ci, un légume par-là », avoue l’homme de 83 ans, montrant sa caisse pleine de fruits. Il garde toutefois dans un sac une omelette et quelques vieilles boîtes de pâté, pour le cas où il ferait chou blanc.
Intarissable, le discours parfois décousu, il parle de tout et de rien, mais élude les questions liées à sa situation. Où vit-il ? Quand s’est-il douché la dernière fois ? N’a-t-il pas de famille ou quelqu’un pour l’aider ? « Je suis plus ou moins logé. J’habite au bord de la mer, à Dora, dans une usine », dit-il vaguement, s’asseyant sur le trottoir pour reposer ses jambes fatiguées. Cet ancien « vrai technicien du cinéma » « parle plusieurs langues » et déclare avoir de nombreux neveux et nièces à l’étranger. Mais personne pour l’aider. « On peut m’offrir un sandwich, mais pas m’aider », dit-il avec mélancolie. Car ce dont il a besoin, c’est tout simplement « d’une femme ». « Tout être humain a besoin d’être aimé », avoue l’attachant clochard, avant de s’en aller, sans même dire au revoir. 

 

Samira est tous les jours au rendez-vous devant l’Eglise de l’Icône miraculeuse, à Achrafieh. (Photo Anne-Marie El-Hage)



La générosité des commerçants
Différente est l’attitude de Samira, 62 ans, qui supplie sans discontinuer. « Que Dieu vous protège ! Donnez-moi de quoi soigner ma jambe, gémit-elle. Je dois faire des injections de 30 000 LL chacune. » Obèse, les pieds enflés, la robe noire informe, la peau brûlée par le soleil, la mendiante attend d’éventuels élans de générosité, assise sur un muret, à Achrafieh, en face de l’église de l’Icône miraculeuse. Mais point de passant à l’horizon, par cet après-midi d’été. Traînant son seul ami, un vieux coussin en éponge, Samira change alors de trottoir à grand-peine, espérant être plus visible de l’autre côté de la ruelle, sur les escaliers du couvent. Mais le soleil tape fort. « Les curés du couvent n’apprécient pas trop ma présence », observe-t-elle, retrouvant son muret à l’ombre. Samira est seule au monde. C’est ce qu’elle raconte. « Je n’ai personne. Mon mari est mort. Je n’ai pas d’enfants. » La femme végète ainsi depuis trois ans. Elle compte sur l’aumône des habitants et sur la générosité des petits commerçants. « Je reçois environ 15 000 LL par jour. Le boulanger du coin m’offre aussi régulièrement à manger. » 

 

Mariam, place Sassine, à Achrafieh.


Veuve d’un plombier, sans assurance médicale, Samira n’a plus de maison, ni même la moindre chambre. Elle n’en a pas les moyens. Alors, pour dormir et faire sa toilette, elle a recours à la débrouille et profite de la solidarité des uns et des autres. Une solidarité qu’elle paie cher parfois. « Lorsque j’ai besoin de me doucher, je vais chez une connaissance. Moyennant 10 000 LL, elle me permet de me doucher et de laver mon linge. » D’autres sont plus généreux. « Je dors dans un sous-sol abandonné à Bourj Hammoud qu’un homme me prête généreusement. Je n’ai le droit de m’y rendre qu’à partir de minuit, pour ne pas éveiller la méfiance des voisins », dit-elle, précisant que son bienfaiteur met un matelas et un drap à sa disposition. « Un foyer pour personnes âgées ? Jamais ! On me tuerait, hurle-t-elle. Je préfère encore rester là, comme je le fais tous les jours, de 7 à 20 heures. »
Élias, Cap’tain Georges et Samira. Ces trois personnes âgées parmi tant d’autres n’ont que la rue pour supporter la misère et la solitude. Elles sont la preuve vivante de l’incapacité criante de l’État à mettre en place des structures d’accueil publiques pour les personnes défavorisées du troisième âge, ou même à leur assurer une allocation minimale pour une fin de vie digne et décente.

 

 

Pour mémoire

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Opinion

Mendicité et motards

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