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Entre plages publiques et plages privées au Liban, une longue histoire de luttes citoyennes et d’exploitation controversée - Société

Entre plages publiques et plages privées au Liban, une longue histoire de luttes citoyennes et d’exploitation controversée

Près de 4 millions 900 mille m2 du littoral libanais illégalement exploités et remblayés par les pôles d’influence politique ; changement de l’écosystème maritime ; pollution de la mer ; plages publiques acculées à leurs propres limitations ; plages privées de plus en plus chères : le citoyen libanais, transformé en zombie, ne parvient même plus à crier au viol.

La plage publique de Ramlet el-Bayda.

Un rapport officiel élaboré par le bureau du ministère du Tourisme et transmis au Conseil des ministres en date du 26 novembre 2012 par le ministre des Travaux publics et des Transports Ghazi Aridi, puis publié avec compléments d’informations par le quotidien al-Akhbar le 10 décembre 2012, a révélé que 4 millions 900 mille m2 du littoral libanais sont illégalement exploités au profit personnel de certains responsables politiques. Du Nord au Sud, en passant par Dbayeh et Beyrouth, députés, ministres, hauts fonctionnaires et autres ont profité de leurs fonctions au sein de l’État pour déroger à la législation ou façonner les lois, et obtenir des décrets qui permettent la construction d’usines ou de propriétés privées, ainsi que le développement de projets économiques et touristiques, de terrains agricoles, etc., occasionnant le remblayage et la réduction de l’espace de la mer et modifiant ainsi les lois naturelles de l’écosystème maritime. Certains de ces responsables auraient même élargi les espaces de leurs propriétés privées, faisant bénéficier leurs proches de décrets octroyant le droit de construction et d’exploitation au bord du littoral au détriment des droits du citoyen.


Selon la loi, le littoral libanais devrait être uni et continu sans ruptures ou délimitations, du Sud (Naqoura) au Nord (Nahr el-Kabir) ; l’État serait donc garant de la protection de ce littoral, et le citoyen libanais serait totalement en droit de bénéficier de l’entrée gratuite et non conditionnée (dans le respect civique de la loi) sur toutes les plages du littoral libanais.


Une observation même fortuite du littoral permet de relever les ravages et les infractions impunies commises à l’égard de la loi et des droits du citoyen. Les responsables officiels qui ont le devoir de pénaliser ces violations « légalisées » s’abstiennent de le faire de peur d’être eux-mêmes dénoncés pour leurs propres (autres) violations. Ainsi, l’exploitation des biens publics se poursuit, entretenant indirectement un déficit budgétaire qui se creuse de plus en plus. À titre d’exemple, certaines personnalités profitant de leur statut politique et de leurs pouvoirs financiers ont réussi à s’exempter des frais de lotissement, des taxes d’enregistrement relatives aux contrats de location, des impôts sur le revenu et autres frais à verser à l’État pour l’exploitation économique des parcelles annexées sur le littoral. D’autres hommes d’affaires, à Beyrouth par exemple, ont loué le littoral pour la somme modique de 2 500 livres libanaises par mètre carré pour une durée de 50 ans, alors que la valeur du mètre carré dans les zones proches du littoral, à Beyrouth, atteint aujourd’hui, et depuis quelques années déjà, des prix faramineux.

Le combat des plages publiques
En dépit de toutes ces violations, quelques plages accessibles gratuitement au public demeurent. Nous évoquerons ici les témoignages des responsables des plages publiques de Tyr (au Sud), de Ramlet el-Bayda (à Beyrouth) et de Byblos (au Nord de Beyrouth).
Ces plages publiques relèvent des prérogatives des ministères des Travaux publics et du Tourisme conjointement. À Tyr et à Byblos, les municipalités prennent en charge la gestion de la plage. À Beyrouth, le ministère des Travaux publics et des Transports a confié la direction de la plage de Ramlet el-Bayda aux organisations non gouvernementales : Operation Big Blue et Cedars for Care.


Les différents responsables de ces plages semblent très impliqués. Ils parlent de ces plages avec amour. Ils les défendent, défendent leur droit d’exister. Ces personnes-là ont été un jour, pour la plupart, les enfants de ces plages.
Mohammad Harkous, directeur du comité des travaux publics à la municipalité de Tyr, parle de la plage de Tyr avec passion : « Venez par ici, venez voir, je vous invite. Notre plage est une des plus belles du Liban. Elle s’étend sur 2 km, et l’étendue du sable en profondeur vers la terre est de 250 à 300 m. À Tyr, l’eau de la mer n’est pas polluée, le degré de pollution de l’eau de mer est de zéro/ml. Nous avons une très belle réserve maritime. Toutes les tentes présentes sur la plage sont construites à partir de bois naturel. En hiver, nous les démontons, la plage reprend alors son allure naturelle. Dix-huit personnes spécialisées en sauvetage en mer sont mobilisées, ainsi que 20 personnes pour assurer la sécurité et éviter les incidents, en collaboration avec la police de la municipalité. »


Et M. Harkous d’ajouter : « Nous avons sur la plage notre propre salle de secours qui est parfaitement aménagée et où se trouvent des membres de la Croix-Rouge libanaise qui sont là en cas de besoin pour assurer les premiers soins. Parfois, en fin de semaine, nous recevons la visite de 7 000 à 10 000 personnes. Ces visiteurs sont de toutes les confessions. Nous avons de la place pour tout le monde ici et nous respectons les libertés individuelles. Nous offrons gratuitement l’accès à Internet aussi. Eh oui ! Tyr est une ville moderne. » À la question de savoir s’il y a « un risque que cette plage soit un jour confiée à des entrepreneurs privés », M. Harkous répond : « Impossible ! Personne ne touchera à cette plage. La municipalité de Tyr en est garante. Nous sommes une des premières villes du Liban à avoir vu naître des gardiens de la ville. Ces gardiens sont des natifs de Tyr. Ils sont constitués des membres des comités des habitants et sont tous dédiés à la protection du patrimoine historique et touristique de la ville. »
Ramlet el-Bayda quant à elle est une plage qui a mené beaucoup de combats. C’est une plage qui a connu la guerre, les groupuscules mafieux, les armes, la prostitution, la drogue. Elle s’est érigée en canton où aucun citoyen ne pouvait pénétrer, jusqu’en l’an 2000. En 2003, elle a été « nettoyée », réhabilitée. Mme Iffat Idriss Chatila, présidente de l’association Opération du grand bleu, nous relate les péripéties et les efforts inlassables déployés pour aménager cette plage : « Si vous aviez
vu comme elle était belle ! Toutes ces pergolas ! En 2006, nous étions prêts pour accueillir l’été, les touristes. Mais il y a eu la guerre ! Tout cet investissement a été menacé. Connaissant le passé de la plage, nous avons eu peur des actes de vandalisme. Nous sommes restés sur la plage pour monter la garde, pendant que les obus tombaient. On avait beaucoup investi moralement et affectivement. Puis les voyous sont revenus en 2007, 2008. Ce n’est qu’en 2010 que nous avons pu à nouveau réamorcer les travaux de réhabilitation. La plage sera délimitée en cinq zones de location de matériels : parmi ces zones, il y aura une avec pergolas, une avec chaises longues, une vierge. Vous verrez, c’est une plage publique mais des personnes de toutes les classes sociales pourraient en bénéficier et être à l’aise. Puis cette plage a pour particularité la présence et la ponte des tortues de mer. »


Imad el-Rayess, responsable de la sécurité de la plage de Ramlet el-Bayda, demeure sur le qui-vive, vigilant. La sécurité doit être assurée, c’est de sa responsabilité : « Alcool, couteaux, armes, c’est interdit ! Je veux éviter le dérapage de toute dispute. Les gens sont fouillés à l’entrée. Nous avons des agents de sécurité. La police de Beyrouth, l’armée, tout le monde nous soutient. Des agents des FSI sont ici en permanence. Avec le temps, nos associations ont gagné en crédibilité. À n’importe quelle dérive, des agents formés, à l’écoute du citoyen, interviennent pour recadrer les choses. Mais voyez-vous, cela fait combien de temps que vous êtes ici ? Deux heures de temps ? Comment vous semble la plage ? Avez-vous été témoin d’un seul incident déplorable ? Quand voudrez-vous revenir passer une journée ? Vous verrez, pas une seule personne ne vous abordera, nos hommes de sécurité y veillent personnellement ! Ils sont surtout soucieux d’assurer la sécurité des femmes. »


Ces personnes qui semblent porter la plage de Ramlet el-Bayda dans leurs cœurs, dont le directeur de la plage, Nazih el-Rayess, lancent un vibrant appel au secours : « Nous n’avons pas d’électricité et tous nos appels demeurent vains. Sans électricité, nous ne pouvons pas utiliser des haut-parleurs ! Tenez, regardez ! Cet enfant a perdu sa mère. On va s’amuser à le déplacer d’un endroit à un autre pour qu’il retrouve ses parents. Sans électricité, nous ne pouvons même pas favoriser la vente dans les kiosques. Comment vendre de la glace, de la boisson fraîche et autres ? Nous achetons des glaçons en quantité pour essayer de rafraîchir les quelques bouteilles d’eau que nous vendons. Et puis sans électricité, comment faire fonctionner les douches et les toilettes ? C’est l’électricité qui fait fonctionner les pompes à eau. »
Et Nazih el-Rayess de poursuivre : « Nous voulons aussi construire une rampe avec une route aménagée vers la plage pour faciliter l’entrée des personnes ayant un handicap physique. Ce projet coûte dans les 8 000 dollars et nous n’avons aucun financement. Et puis pour faciliter les opérations de sauvetage en mer, nous avons besoin de 2 jet-skis, d’un ATV. Le gouvernement n’a pas d’argent, les ministères non plus. Quoi faire ? C’est des vies humaines qui sont en jeu. Nous avons besoin de donateurs. »


Ce cri rejoint celui de M. Harkous qui souhaite voir la plage de Tyr bénéficier aussi, pour faciliter les opérations de sauvetage en mer, d’un lanch, d’outils de plongée et de la présence des hommes de la Défense civile formés aux opérations de sauvetage en mer.

À Byblos
Les plages de la ville de Byblos semblent, elles, les mieux équipées. Pour Wissam Zaarour, membre du conseil municipal de la municipalité de Byblos, « la plage de Byblos est riche ». « Une partie est faite de sable, l’autre de galets, précise-t-il. Mise à part la plage publique, sur le littoral de Byblos, il y a deux investisseurs privés : Eddé Sands et Le Phoenix de Byblos qui payent à la municipalité annuellement leurs taxes municipales. Rares sont les incidents sécuritaires relevés sur les plages publiques. Nous avons la police de la municipalité qui y veille et aussi 15 jeunes étudiants universitaires formés à être maîtres nageurs. Dix se trouvent sur la plage de galets, cinq sur la plage de sable. Les gens sont fouillés à l’entrée et les conditions d’accès à la plage sont affichées sur un panneau à l’entrée de chacune des deux plages. » En effet, nous sommes accueillis à l’entrée de la plage de galets par un panneau sur lequel est inscrit : « La plage des familles, municipalité de Jbeil-Byblos », avec, pour indications, entre autres, l’interdiction de l’alcool, du narguilé, l’interdiction d’accès aux animaux domestiques, la nécessité de porter un maillot de bain pour nager, etc.
La municipalité de Byblos semble ainsi, contrairement aux autres villes, imposer davantage de restrictions et de limites à l’entrée des personnes qui voudraient se rendre sur les plages publiques qui lui sont rattachées.

La société civile se mobilise
Ces exemples illustrent les efforts déployés à plus d’un niveau afin d’assurer une bonne gestion, autant que faire se peut, de l’espace public. Il reste que face aux atteintes nombreuses qui dénaturent le littoral libanais et qui empêchent, surtout, l’accès libre de tout un chacun aux plages, où se situe le citoyen lambda ? Est-il uniquement victime des contraintes qui l’empêchent d’accéder au domaine maritime public ou assume-t-il aussi une part de responsabilité sur ce plan ? N’est-il pas indirectement et partiellement responsable du fait du choix qu’il fait au bureau de vote ?
Fort heureusement, des membres de la société civile commencent à se mobiliser. Fort heureusement, le parti des Verts a déposé, il y a quelques jours déjà, une plainte judiciaire contre X pour violation des propriétés publiques. Heureusement qu’il se trouve aujourd’hui des citoyens libanais qui se soucient encore de la chose publique... Contre vents et marées. Et en dépit des secousses politico-sécuritaires qui ne cessent de déstabiliser, et de freiner, toute initiative visant à faire prévaloir la volonté de vie sur les desseins destructeurs.

 

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