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À La Une - Réfugiés syriens

« Mon père a été enterré vivant, je l’attends »

Les enfants syriens dévoilent leurs souffrances grâce à l’art-thérapie.

L’émotion individuelle s’effectue d’abord à travers la synergie de groupe.  Photo Noura Saad

L’art-thérapie appliquée aux enfants de réfugiés syriens à Wadi Khaled et à Taanayel les incite à exprimer « leur vulnérabilité et leurs difficultés », afin de faire face à « la psychopathologie de la vie quotidienne », comme le décrit Wissam Koteit, psychologue clinicien et art-thérapeute spécialisé dans les arts de la scène. À travers l’association Himaya, dont il a été responsable de la coordination des ateliers pour enfants, il a proposé un programme d’art-thérapie pour les enfants syriens et des sessions de sensibilisation aux abus, destinées à leurs parents (voir par ailleurs). Aya Mhanna, psychologue clinicienne, spécialisée dans l’écriture créative, et Mira Saad, art-thérapeute spécialisée en arts graphiques, rapportent leurs expériences avec les enfants syriens, dont elles ont pu à peine palper les souffrances.


Aya Mhanna explique comment elle a tenté de faire revivre l’espoir, en deux heures de temps, au sein d’un groupe de vingt enfants de la guerre. Sa méthode est celle du « conte thérapeutique ». Ce jour-là, dans le centre d’arcenciel, à Taanayel, elle avait choisi comme thème de travail « le sac de l’injustice », où les enfants devaient représenter tout ce qui les répugne pour s’en débarrasser. Mais l’activité a pris un tournant autre que ce qui était prévu. En effet, au tout début de la séance, les participants (des enfants de 10 à 12 ans) devaient se présenter et révéler au groupe ce qu’ils aiment devenir, mais aussi ce qu’ils n’aiment pas. Son tour venu, un garçon « mignon à croquer », selon Aya Mhanna, et que l’on nommera Hani, a confié sa volonté « d’être instruit et de devenir enseignant ». À la question de savoir ce qu’il n’aime pas, il s’est tu, avant de s’effondrer en larmes. Le groupe s’est immédiatement solidarisé avec lui, le couvant du regard « sans mot dire », l’effleurant parfois du bout des doigts, pour l’apaiser, « s’approchant de lui pour l’enlacer ».


Le voyant incapable de s’exprimer, et consciente du double enjeu « de laisser faire l’expression de l’émotion, sans toutefois bloquer tout le groupe », Aya lui a demandé de lui révéler plus tard ce qui le tracassait. « C’est alors qu’il m’a regardée, avant de me lancer, avec un sourire : Je déteste l’injustice. » Le silence de solidarité autour de l’enfant et la déchirure de l’injustice qu’il avait à peine trahie ont incité la psychologue à travailler le thème de l’espoir, mais d’une manière indirecte, en faisant ressortir d’abord « l’expression de l’injustice » chez chaque enfant. Elle leur raconte une histoire, qu’ils devront compléter : « Deux enfants, un garçon et une fille, vivent avec leur père et leur mère dans une belle maison entourée d’animaux (les animaux sont récurrents dans l’imaginaire des enfants, surtout les animaux inoffensifs, comme les moutons, selon les observations de Aya). Un jour, le garçon, sorti pour une promenade, a réalisé qu’un poussin s’est enfui. Il décide de le suivre, mais se perd. Sa sœur décide alors de suivre son frère, mais se perd elle aussi. Complétez l’histoire. » Alors que la plupart des enfants recourent à l’écriture (la psychologue relève chez eux une excellente maîtrise de la langue arabe), certains préfèrent recourir au dessin ou s’exprimer oralement, même s’ils maîtrisent l’écriture. Dans la suite qu’ils ont donnée à l’histoire, jamais le poussin n’est retrouvé. « Il disparaît définitivement, piétiné, écrasé, tombé dans un trou ou perdu à jamais », constate Aya. Mais dans la plupart des suites imaginées, « la sœur finit par retrouver le frère ». Bel agencement de péripéties, qui s’achèvent sur une note d’espoir.

« Kidnappés par les chabbiha »
Sauf que le processus n’est pas si simple, et certains de ceux ayant vécu des traumatismes extrêmes, comme Hani, peinent à s’imaginer un dénouement, quel qu’il soit. Comme si le fil de leurs souvenirs tourbillonnait dans une infinie noirceur. Hani imagine en effet que « la sœur essaie de suivre le garçon qui se fait kidnapper par des chabbiha du régime. Aucune mention n’est faite du poussin à aucun stade ». « La sœur est kidnappée à son tour, avant d’être menottée et séquestrée avec son frère dans un endroit clos enfoui sous la terre. »


Aya Mhanna explique qu’à ce stade, il est primordial de faire sortir l’enfant de ce trou, au sens figuré, où il se trouve enfoncé. « Il faut lui trouver une issue d’espoir, au risque de rater le but thérapeutique de l’exercice », souligne-t-elle. Elle décide d’intervenir cette fois, à titre exceptionnel, dans le cours de l’histoire, en ébauchant une forme de dénouement sous forme de question. « Qui veut aider ce garçon ? » lui a-t-elle demandé. Comme guidé par une fine raie, Hani poursuit l’énoncé de son histoire devant ses camarades attentifs : « Le frère parvient à se délier et libère sa sœur. Ils profitent de la sieste des chabbiha pour prendre la fuite. » Les enfants applaudissent alors et Aya est rassurée. « Je n’ai pas fini, lance Hani. Alors que le frère et la sœur fuyaient, l’un des chabbiha se réveille et les poursuit en tirant dans leur direction. Ils poursuivent leur course, jusqu’à ce qu’un vieil homme les recueille, les place dans un abri où il leur ramène de la nourriture et passe les voir de temps à autre. »


Les parents n’ont plus de place dans l’histoire de Hani, qui s’achève ainsi. Son récit est celui de son histoire à lui en Syrie. Les détails inimaginables qu’il a vécus, que l’on s’abstient de relater afin de le protéger, rejaillissent du récit, comme les souffles d’un inconscient surchargé. « Il est très important d’amener l’enfant à transcender le blocage déclenché par le traumatisme, de l’empêcher d’arrêter son histoire à un stade traumatique des événements », insiste encore Aya Mhanna. Là où s’est arrêté le récit de Hani a paru satisfaisant. L’exercice du groupe pouvait alors se poursuivre.

L’espoir après l’injustice
Inspirée des récits de tous les enfants, la thérapeute a dessiné sur le tableau un cercle, en leur posant des questions sur les leçons tirées des histoires racontées. « Vos histoires montrent que même si vous avez tout perdu, dans l’effort que vous avez mis pour essayer de trouver quelque chose, vous avez pu vous retrouver... » conclut-elle, en leur expliquant que ce « quelque chose qui nous reste, qui nous incite à avancer... eh bien c’est l’espoir ». Elle efface alors le mot « injustice » inscrit à l’intérieur du cercle et le remplace par « espoir ». Les enfants s’approchent successivement du tableau, où ils estompent avec le torchon un bout du cercle dessiné. « Le sac de l’injustice disparaît et laisse place à l’espoir. » À la demande de la thérapeute, les enfants se dressent alors sur leurs chaises et crient pour « expulser l’injustice » de leur être, en alternant l’expiration avec une profonde « inspiration de l’air », du bien-être.


Mais la thérapeute trouve auprès de certains des états d’esprit que l’on ne peut guérir en deux heures. Des attentes que rien ne semble près à combler. Elle relate par exemple l’histoire de Maha (prénom d’emprunt) qui avait pris part à l’un des ateliers de médiation thérapeutique organisé pour un groupe d’enfants syriens âgés de 6-7 ans. Priés, comme pour le groupe précédent, de se présenter et de révéler ce qu’ils aiment et ce qu’ils n’aiment pas, la plupart ont dit aimer les animaux sans défense – retour à la symbolique du poussin –, et détester nommément le régime du président Bachar el-Assad. Priés d’évoquer ce qu’ils détestent dans leur intimité, loin de la politique, ils ont alors mis l’accent sur l’abandon de leur maison, exprimant d’une manière à peine voilée l’angoisse de ne pouvoir y retourner. Initiant alors sa méthode du conte thérapeutique, elle leur propose le sujet d’un « dialogue entre un cheval qui pleure fort et un lapin qui l’aborde pour l’inciter à lui confier les raison de sa tristesse. Le cheval se montre réticent, mais finit par céder. Quelle histoire le cheval va-t-il raconter ? »

 

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Une inconsolable attente
L’un après l’autre, les enfants écrivent ou dénoncent un récit. Dans tout cet échange, Maha prend la parole activement et tente de répondre à la place de ses camarades. Elle devance par son « imagination étonnante » les histoires des 17 enfants qui la précèdent. Mais quand vient son tour, elle se mure dans un silence inattendu. Recourant au dessin, elle produit « une image incompréhensible décousue, dissociée. Elle s’est tue, blottie contre ma main et n’a plus rien voulu dire. Elle s’est isolée ». La thérapeute et l’enfant ont convenu que celle-ci lui confierait ce qui l’agace à la fin de la séance. « Toujours souriante, elle ne m’a plus lâchée. »
À l’heure où les parents venaient ramener leurs enfants chez eux, Maha se tenait toujours aux côtés d’Aya. « Je vais attendre que tu termines ton travail. Cela ne me dérange pas puisque j’attends mon père en tout cas », a-t-elle lancé à la thérapeute. Mais voyant la mère de la petite venir, elle a compris que les propos de la fille recelaient quelque chose de bizarre. « En tout cas, je sais que mon père reviendra. Il va venir, a-t-elle répété. J’ai entendu ma tante (khalto, la seconde épouse du père) dire à ma mère que mon père a été enterré vivant... » Aya ne trouve alors d’autre issue que d’évoquer la situation de la fille à la jeune mère (âgée d’a peine 20 ans). Celle-ci a complètement nié la possibilité que Maha l’ait entendue. « Les enfants dormaient lorsque nous avions tenu cette conversation... », lui a-t-elle lancé avant de s’en aller.

 

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Soigner aussi l’hygiène
Mira Saad, qui participe avec Aya à la médiation thérapeutique pour les enfants syriens, estime que l’on ne peut se lancer à la hâte dans des conclusions immédiates sur leur vécu à partir du travail qu’ils produisent en deux heures de temps. Basant son approche sur la peinture, elle invite les enfants à un échange dans un espace partagé, propice à l’expression. « Ils doivent comprendre qu’ils ne sont pas seuls à souffrir », précise-t-elle. Elle leur propose par exemple de reproduire, sur un grand carton commun, un animal qu’ils sélectionnent dans une liste d’images qu’elle propose. Elle rapporte que le choix ne se porte pas sur un animal particulier. « Les animaux inoffensifs aussi bien que les rapaces et les tigres sont choisis. Mais ce qu’il y a de commun est que tous ces animaux, y compris les prédateurs, sont poursuivis et doivent trouver le moyen de se protéger. » Même les plus forts sont dans une situation de vulnérabilité que les enfants sont invités à redresser par le dessin, sur une plate-forme partagée.


Un autre thème que Mira a pu exploiter : l’hygiène et l’environnement. Dans un premier temps, les enfants ont été invités à dessiner les éléments d’une nature sale et reproduire une part des éléments qui polluent leur espace de vie actuelle. Appelés dans un second temps à dessiner un environnement sain, idéal de propreté, ils ont pu comparer les deux dessins et deviner les petits réflexes qu’ils doivent avoir pour vivre mieux. Il s’agit sans doute de l’un des effets les plus concrets de l’art-thérapie appliquée à des situations complexes, en un temps fort réduit.

 

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