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À La Une - L'Orient Littéraire

Raja Shehadeh, au-delà des frontières

Issu d'une famille d'avocats palestiniens, Raja Shehadeh poursuit une double carrière. Fondateur d'Al-Haq, une organisation des droits de l'homme, il a aussi publié plusieurs romans et essais, dont Naguère en Palestine, qui a reçu le prix Orwell 2008. Il imagine aujourd'hui un Moyen-Orient sans frontières, sans nations, sans guerres...

Raja Shehadeh : « La Syrie n’a jamais œuvré pour la libération de la Palestine. »

 

Raja Shehadeh est un homme frêle. Sa voix est douce et légère, mais son discours porte loin. Avocat, essayiste et écrivain, Raja Shehadeh est né à Ramallah d’une famille qui a fui la Cisjordanie en 1948. Activiste des droits de l’homme, c’est un défenseur acharné de la cause palestinienne. Dans ses articles pour la presse anglophone comme dans ses romans, une question revient sans cesse : comment sortir du conflit ? Las sans doute de chercher des réponses plausibles et comme pour sublimer la réalité, il a imaginé un récit utopique : 2037, le grand bouleversement. En 2037, pour fêter le cinquantième anniversaire de la naissance de son aïeul, Najib Nassar, Leïla réunit tous les membres de la famille sur le mont Arbel, près du lac de Tibériade. Une quarantaine de personnes, venues des quatre coins du monde, se retrouvent, discutent, et assistent à une grande course cycliste qui relie la Syrie à Tibériade – car ce jour-là on fête aussi la réunification de la Rift Valley. Israël et la Palestine n’existent plus. Le Liban, la Jordanie et la Syrie non plus. À la place : une « confédération » mise en place après la signature d’un accord intitulé « The Great Deal ». Dans cette grande région multiculturelle, démilitarisée et dénucléarisée, sans barrières ni murs, on circule librement. Qu’il paraît le loin le temps de ce que l’on appelait « le conflit israélo-palestinien ».

 

 

Dans 2037, le grand bouleversement, vous imaginez dans un court récit la situation en Palestine telle que vous la rêvez : en paix et libérée de ses frontières. Pourquoi ?

 

Dans Naguère en Palestine (2007), je m’étais concentré sur la Cisjordanie. J’ai eu envie d’élargir ma vision de la région. Je suis un grand amoureux de ces terres et je les explore très souvent. Pour écrire A Rift in Time, Travels with my Ottoman Uncle (2010), j’étais allé au lac Karoun, dans la Békaa au Liban, d’où l’on peut voir le plateau du Golan qui se situe dans la continuité du mont Hermon et s’étend jusqu’au lac de Tibériade. C’est tellement proche ! Je ne l’aurais jamais imaginé. Vous savez comme moi qu’aujourd’hui, pour aller au Liban depuis les territoires occupés, il faut passer par la Jordanie. Les frontières sont géographiques mais aussi mentales. Cela m’a fait réaliser à quel point la colonisation des esprits avait fonctionné. Mes grands-parents pouvaient aller de Haïfa à Beyrouth sans problème. J’ai voulu libérer mon esprit de cette nouvelle géographie et surtout aider les gens à libérer leur esprit. J’ai donc fait ce travail d’imagination pour faire naître une nouvelle réalité. Et j’ai imaginé cette région affranchie de ses frontières actuelles. Avec 2037, mon propos est de signifier que les frontières n’ont pas de sens.

 

Ce court récit utopique est précédé d’une longue introduction dans laquelle vous détaillez l’histoire de la Palestine depuis le début du XXe siècle. Votre version est sensiblement différente de celle d’habitude délivrée dans les pays occidentaux. Vous montrez comment, petit à petit, la Palestine a perdu son pouvoir.

 

L’histoire et les faits sont très importants pour moi. On ne peut pas bien comprendre le conflit israélo-palestinien si l’on ne revient pas sur l’histoire du XXe siècle. La question du droit au retour est fondamentale. Les Israéliens insistent sur le leur mais le dénient aux Palestiniens. Tant qu’Israël ne reconnaîtra pas la Nakba, l’exode forcé de milliers de Palestiniens en 1948, il n’y aura pas de paix. J’ai toujours pensé que la guerre était aussi et surtout psychologique. Comment expliquer Deir Yassin, où les cadavres des habitants ont été exhibés dans les rues du village ? Je me suis beaucoup documenté sur l’Haganah en me posant la question : comment ont-ils pu perpétrer autant de massacres ? (l’Haganah, « défense » en hébreu, est une organisation sioniste qui fut créée en 1920 avec pour mission de protéger les juifs qui immigraient en Palestine. En 1948, elle prend la forme d’une armée notamment impliquée dans la Nakba). Il se trouve que dans cette milice, on comptait beaucoup de Polonais qui avaient fui les horreurs du régime nazi et assisté eux-mêmes à de terribles massacres. Forcer un village entier à quitter ses terres, ce n’était rien comparé à ce qu’ils avaient vécu. Mais cela, les Palestiniens ne le savaient pas. Ils ne savaient pas ce qui se passait en Europe et n’avaient pas connaissance de l’Holocauste.

 

Dans La Question de Palestine (1979), Edward Saïd développe cette idée qu’en infligeant l’horreur aux Arabes, les sionistes firent d’eux « les victimes des victimes ». En quoi Edward Saïd a-t-il influencé votre réflexion ? Qu’avez-vous appris de lui ?

 

Je le connaissais bien. Nous nous sommes souvent rencontrés et il a préfacé mon livre From occupation to interim accords (1997) qui est une analyse des accords d’Oslo. Je le respectais beaucoup. J’ai appris de lui qu’il fallait insister sur le vivre ensemble. Edward a toujours pensé qu’il y avait beaucoup de points communs entre les trois religions monothéistes et qu’il était par conséquent possible de trouver un terrain d’entente.

 

Vous insistez souvent sur la question de la mémoire. L’un de vos combats est la reconnaissance par Israël de la Nakba. Vous dites qu’à part quelques intellectuels et journalistes, la société israélienne est étrangère aux réflexions sur la Nakba. Pourquoi cette question est-elle aussi taboue ?

 

Il existe des initiatives positives ici ou là qu’il faut saluer, notamment de la part de la société civile israélienne. Il y a par exemple une association, Zochrot (souvenir en hébreu), qui œuvre pour que soit reconnue la Nakba. Dans les villages palestiniens qui ont été pillés ou décimés en 1948, ils plantent des panneaux en arabe, en hébreu et en anglais pour raconter ce qui s’est passé, ou expliquer que telle mosquée ou telle école a été détruite. Ils insistent beaucoup sur la nécessité d’un devoir de mémoire. J’ai exactement la même position qu’eux. Mais globalement, à part quelques journalistes et intellectuels, les Israéliens occultent ce drame de l’histoire palestinienne. La reconnaissance de la Nakba est une telle rupture dans le mythe fondateur d’Israël qu’elle est devenue un des principaux enjeux de la paix. Officiellement pour l’État d’Israël, les Palestiniens n’ont aucun droit sur cette terre. Rendez-vous compte qu’ils appellent la guerre de 1948 « la guerre d’indépendance », comme s’ils avaient eu à se libérer de l’envahisseur palestinien. C’est un comble. Et le pire, c’est que cette vision faussée de l’histoire est tellement ancrée que tout le monde finit par y croire. Récemment, j’ai eu l’occasion de voir un film de l’armée américaine qui présentait l’histoire d’Israël ; il reprenait tous les poncifs et les mythes sur la création de l’État d’Israël.

 

Dès les premières pages du livre, vous évoquez votre arrière-grand-oncle Najib Nassar, né à Beyrouth en 1865 et mort à Nazareth en 1947. C’était un journaliste palestinien très engagé. Il fut l’un des premiers à publier un livre en arabe sur les dangers du sionisme.

 

Najib était un oncle de ma grand-mère. Jusqu’à qu’elle meurt, j’ai entendu ma grand-mère dire régulièrement : « Najib avait raison. » C’était un visionnaire. Il avait prévu ce qui allait se passer. Enfant, ce que je savais de lui c’est qu’il était journaliste, que sa première femme l’avait quitté et qu’il était très pauvre. Un jour, pendant la guerre, il était passé rendre visite à sa famille… et il était tellement maigre que personne ne l’a reconnu. Cette histoire m’a beaucoup marquée. Il s’intéressait à plein de choses comme par exemple à l’agriculture. Il a notamment écrit un livre sur le dry farming avec beaucoup d’avance sur son temps. Ayant été éduqué dans une école britannique, il ne comprenait pas comment les Anglais avaient pu chasser les Palestiniens avec la déclaration de Balfour (1917) qui instaura un foyer national juif en Palestine. Il disait : « Comment le peuple de Shakespeare a pu faire cela ! » Najib a beaucoup voyagé dans la région. J’ai encore des lettres qu’il a envoyées de Jénine, de Haïfa, etc. Il y décrit à chaque fois de manière très précise la situation politique et culturelle. J’ai collecté toutes ses lettres et leur lecture a été très précieuse pour moi, pour mon travail et ma connaissance de l’histoire de la région.

 

Votre arrière-grand-oncle était né au Liban.

 

Oui. Il est né à Aïn Anoub, puis il est parti vivre à Haïfa. Et pendant la guerre 1914-1918, il a fui de Haïfa pour Nazareth afin d’échapper aux Allemands – il a combattu avec virulence la propagande nazie. Ma famille a toujours eu des attaches avec le Liban. On y allait souvent l’été. Entre 1971 et 1973, j’ai étudié à l’Université américaine à Beyrouth. À partir de 1976, on a arrêté d’y aller à cause de la guerre. J’ai mis du temps à y revenir. Mais j’y suis retourné au moment où j’écrivais A Rift in Time, Travels with my Ottoman Uncle pour retracer sa migration de Aïn Anoub à Haïfa. À Aïn Anoub, j’ai retrouvé des membres de sa famille. C’était très émouvant.

 

Quel a été et quel est encore aujourd’hui selon vous l’impact des printemps arabes sur la société palestinienne ?

 

L’Égypte exerce une très grande influence sur la population des territoires occupés. La politique extérieure de Moubarak consistait à se poser en allié des États-Unis et à ne pas contester l’hégémonie de l’État d’Israël. Avec le renversement de l’ancien régime, les choses ne peuvent que changer de manière positive. Le manque d’espoir démoralise et affaiblit les Palestiniens. Les révolutions tunisienne et égyptienne leur ont donné une raison d’espérer. C’est encourageant de voir des peuples lutter pour leurs droits et obtenir des avancées.

 

Quelle est votre opinion sur la situation actuelle en Syrie ? Et quel peut être le rôle de la Syrie dans le jeu diplomatique de la région ?

 

En tant qu’activiste des droits de l’homme, je ne peux que me réjouir de la fin annoncée de ce régime oppressif qui nie au peuple syrien les droits humains les plus élémentaires. L’aspiration à plus de liberté est le propre de l’homme. En tant que Palestinien, je constate que malgré les déclarations d’intention, la Syrie n’a jamais œuvré pour la libération de la Palestine. La frontière entre la Syrie et Israël est en sécurité depuis des années. À tel point qu’en 2011, le jour de la commémoration de la Nakba, des Syriens et des Palestiniens ont traversé la frontière sans aucune difficulté. Tellement en sécurité qu’Israël n’a jamais ressenti le besoin de la renforcer. Assad protège Israël et ne fait rien pour les Palestiniens. Officiellement, Assad est l’ennemi d’Israël, mais en réalité, l’État israélien a besoin de gens comme lui à haïr. J’ai toujours pensé que la cause palestinienne était utilisée comme un prétexte par le régime syrien pour justifier l’oppression du peuple syrien.

 

Quels sont les principaux obstacles à la paix israélo-palestinienne ? Qu’est-ce qui pourrait faire accélérer le processus de paix ?

 

Il faut être sûr d’une chose : la prise de conscience ne viendra pas d’Israël. Les autorités israéliennes ne diront jamais : « Bon allez maintenant il faut arrêter ça. » Cela viendra donc nécessairement de l’extérieur. Prenons l’exemple de l’Afrique du Sud. Au moment où l’apartheid a cessé, le monde entier était contre l’apartheid. Le seul moyen de peser sur l’État d’Israël c’est de lui faire payer le prix de sa politique de colonisation. Je pense que l’Europe et les États-Unis devraient sanctionner Israël économiquement. Cela aurait un impact à moyen et long terme. Tout le monde sait qu’un jour ou l’autre l’occupation doit cesser et cessera. Il faudra alors créer deux États pour que la Palestine recouvre sa souveraineté et négocie une entente avec Israël. Cela pourrait déboucher à terme sur un État et deux peuples. Mais avant cela, la première étape, ce sera de reconnaître les deux États, même si cela ne doit durer que quelques jours.

 

 

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Raja Shehadeh est un homme frêle. Sa voix est douce et légère, mais son discours porte loin. Avocat, essayiste et écrivain, Raja Shehadeh est né à Ramallah d’une famille qui a fui la Cisjordanie en 1948. Activiste des droits de l’homme, c’est un défenseur acharné de la cause palestinienne. Dans ses articles pour la presse anglophone comme dans ses romans, une question revient...
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