« ...Si Lévi-Strauss retraverse l’Atlantique avec un pincement au cœur, jamais il ne regrettera de s’être rallié à l’opinion judicieuse de son ami.
Cet ami, je m’en voudrais de ne pas mentionner son nom. Parce que son intervention a été essentielle dans l’itinéraire de votre confrère. Mais également, je l’avoue, pour une autre raison. Il se fait que ce fidèle ami de Lévi-Strauss était aussi un fidèle ami du Liban. Henri Seyrig. En France, il est un peu oublié de nos jours. On se souvient mieux de sa fille, l’émouvante héroïne des films d’Alain Resnais et de François Truffaut, Delphine Seyrig, née à Beyrouth en 1932 et disparue prématurément en 1990. Henri, son père, éminent archéologue, membre de l’institut, avait fait pratiquement toute sa carrière au Liban, son pays adoptif. Dès 1929, il s’y était établi pour diriger le service des antiquités créé par la puissance mandataire ; il l’avait quitté pendant la guerre pour se mettre au service du général de Gaulle, qui l’avait chargé de diverses missions en Amérique latine et lui avait demandé de s’occuper des services culturels de la France combattante aux États-Unis ; à la fin de la guerre, Seyrig était impatient de retrouver le Liban, qui avait entre-temps proclamé son indépendance. Dès qu’il réussit à persuader Lévi-Strauss de le remplacer à New York, il partit fonder à Beyrouth l’Institut français d’archéologie, qu’il allait diriger pendant plus de vingt ans. Même quand André Malraux le nommera en 1960 directeur des Musées de France, il refusera d’abandonner son autre poste, faisant constamment la navette entre les deux pays qu’il aimait.
Henri Seyrig demeure dans la mémoire des Libanais – et même, incidemment, dans celle de mes proches – comme l’archétype de ce qu’il y a de plus noble et de plus généreux en France... »
« ... Notre histoire d’amour se poursuit donc depuis le XVIe siècle... En vérité, ses origines remontent bien plus loin encore. Jacqueline de Romilly froncerait les sourcils si j’omettais de dire que les choses ont commencé avec la Grèce antique ; quand Zeus, déguisé en taureau, s’en fut enlever sur la côte phénicienne, quelque part entre Sidon et Tyr, la princesse Europe, qui allait donner son nom au continent où nous sommes. Le mythe dit aussi que le frère d’Europe, Cadmus, partit à sa recherche, apportant avec lui l’alphabet phénicien, qui devait engendrer l’alphabet grec, de même que les alphabets latin, cyrillique, arabe, hébreu, syriaque et tant d’autres.
Les mythes nous racontent ce dont l’histoire ne se souvient plus. Celui de l’enlèvement d’Europe représente, à sa manière, une reconnaissance de dette la dette culturelle de la Grèce antique envers l’antique Phénicie... »
« Quand on a le privilège d’être reçu au sein d’une famille comme la vôtre, on n’arrive pas les mains vides. Et si on est l’invité levantin que je suis, on arrive même les bras chargés. Par gratitude envers la France comme envers le Liban, j’apporterai avec moi tout ce que mes deux patries m’ont donné : mes origines, mes langues, mon accent, mes convictions, mes doutes et, plus que tout peut-être, mes rêves d’harmonie, de progrès et de coexistence.
Ces rêves sont aujourd’hui malmenés. Un mur s’élève en Méditerranée entre les univers culturels dont je me réclame. Ce mur, je n’ai pas l’intention de l’enjamber pour passer d’une rive à l’autre. Ce mur de la détestation – entre Européens et Africains, entre Occident et islam, entre Juifs et Arabes –, mon ambition est de le saper et de contribuer à le démolir. Telle a toujours été ma raison de vivre, ma raison d’écrire, et je la poursuivrai au sein de votre compagnie. Sous l’ombre protectrice de nos aînés. Sous le regard lucide de Lévi-Strauss... »
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L'intégralité du discours de M. Maalouf est disponible depuis jeudi sur notre site à l'adresse suivante http://www.lorientlejour.com/category/%C3%80+La+Une/article/category/%C3%80+La+Une/article/763864/Lintegralite_du_discours_dAmin_Maalouf_a_lAcademie_francaise.html
09 h 30, le 15 juin 2012