Certes, la République turque a une longue histoire d’entente et de participation active aux dossiers traités par la communauté internationale, et ce depuis les années 1940, d’autant qu’elle est membre fondateur de l’ONU, de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), du Conseil de l’Europe et de l’OTAN. En 1987, la Turquie présente sa demande d’adhésion à l’Union européenne (UE) ; depuis 2005 toutefois, les négociations officiellement entamées sont houleuses, et le processus est depuis bloqué.
Pendant ce temps, la Turquie n’est pas restée inactive, bien au contraire. En effet, depuis l’arrivée au pouvoir en 2002 de l’AKP (Parti pour la justice et le développement) issu de la mouvance islamiste, et dont le président Recep Tayyip Erdogan devient Premier ministre en 2003, le pays s’est stabilisé dans la prospérité et un rapprochement soutenu avec ses voisins. Le politologue et chercheur Bertrand Badie qualifie par exemple la diplomatie turque de « diplomatie du grand écart », entre le Nord et le Sud. On parle même ouvertement de « néo-ottomanisme », rompant avec la doctrine kémaliste laïque auparavant dominante. On ne peut d’ailleurs ignorer le parallèle entre l’enlisement des discussions concernant l’adhésion turque à l’espace européen et sa politique de rapprochement avec le monde arabe.
Selon Bastien Alex, chercheur à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), « le néo-ottomanisme se qualifie par la volonté turque, aux niveaux diplomatique et économique, de réinvestir sa sphère d’influence ottomane », disparue en 1923 à la chute de l’empire. « Cette politique, couplée à celle de “zéro problème avec les voisins”, a rencontré quelques succès notables mais demeure délicate à mettre en œuvre car la plupart des dossiers ne dépendent pas uniquement de la volonté de la Turquie », ajoute l’expert.
C’est là qu’apparaissent les limites de ce que l’on pourrait appeler un « rayonnement régional », vu la dégradation récente des relations de la Turquie avec par exemple la Syrie – depuis le début du soulèvement populaire syrien en mars 2011 – et Israël, notamment depuis l’attaque de la flottille « Free Gaza » par l’armée israélienne en mai 2010. En outre, ce néo-impérialisme, si l’on peut l’appeler ainsi, ne concerne pas uniquement les frontières que la Turquie semble tentée d’effacer, mais a également une connotation religieuse, surtout depuis le début du printemps arabe.
Soft power islamiste ?
Le chef de la diplomatie turque Ahmet Davutoglu est d’ailleurs le premier à reconnaitre que la religion fait partie du « soft power » turc, comme le rappelle Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie contemporaine à l’IFRI (Institut français des relations internationales). Un parfait exemple de cela serait la participation humanitaire – et, précisons-le, islamique – intense opérée par la Turquie dans des pays comme la Somalie et pour laquelle elle a organisé dernièrement une conférence internationale à Istanbul. Gardons en tête que la présence des shebab somaliens empêche quasiment toute intervention humanitaire non musulmane, les ONG occidentales étant considérées comme « haram » par le groupe islamiste.
Des obstacles politiques surgissent également : « La Turquie se heurte aujourd’hui à des puissances régionales légitimes qui ne sont pas prêtes à se laisser faire », surtout depuis la résurgence du nationalisme arabe accompagnant les soulèvements populaires de 2011, relève la spécialiste, qui parle de « diplomatie (turque) de cloisonnement » avec les pays voisins.
D’autres limites à la sphère d’influence turque se situent au niveau local même : en cette période de crise, il est essentiel de prendre en considération le constant rapport de force entre l’armée et le gouvernement ; de même, comme le souligne Mme Schmid, « si l’économie turque va bien pour le moment, elle n’est pas à l’abri de la crise européenne ».
La Turquie joue donc avec son identité de « carrefour », essayant de se rendre indispensable dans plusieurs domaines, mais gardant en tête le besoin continu de nouer de nouvelles alliances productives. Toutefois, estime Dorothée Schmid, la Turquie est finalement « assez isolée : elle a perdu le point d’appui régional que représentait Israël, elle entretient de mauvais rapports avec l’UE, tout en comptant sur son appartenance à l’OTAN » pour rester un tant soit peu influente.
Cette politique de « fesses entre deux chaises », ou encore de « pont », d’après les termes de Bastien Alex, adoptée par la République turque pourra donc lui être bénéfique ou la desservir, entre adhésion à l’UE et objet d’adoration des masses arabes. « Les diplomates turcs connaissent leur marge de manœuvre sur les dossiers sensibles », affirme l’expert, qui rappelle que le rapprochement avec l’Iran et la tentative de médiation trilatérale avec le Brésil sur le dossier nucléaire en mai 2010, vivement critiquée, « ont été suivis de l’acceptation en septembre 2011 du déploiement d’une partie du dispositif du bouclier antimissile de l’OTAN sur le sol turc ». Toutefois, estime le chercheur, « Erdogan est dorénavant plus sur une ligne “rue arabe” que sur une ligne “européenne” : cela signifie qu’il attache plus d’importance à sa popularité auprès des masses arabes que des dirigeants bruxellois ».
Pour Mme Schmid également, cette politique d’entre-deux est « assez calculée de la part des Turcs », mais surtout, explique-t-elle, vis-à-vis des États-Unis, « dont le retrait imminent de la région laissera un vide » que la Turquie pourra occuper, sans oublier que « dans le cadre de l’OTAN, elle joue sur le fait qu’elle en est le seul membre à la fois musulman et oriental ». Cet « avantage », s’il en est un, lui est d’autant plus bénéfique qu’elle tente de prouver être la seule à même de prendre en charge les dossiers régionaux compliqués. Cependant, c’est une lame à double tranchant, tempère la spécialiste, puisque l’importance régionale ou même la nécessité de la diplomatie turque la limite à cette même région, l’orientalisant davantage... ce qui pourrait amener à trouver un autre aboutissement – ou compromis – que l’adhésion de la Turquie à l’UE, tout en la laissant participer aux dossiers sensibles auxquels sa contribution reste incontournable.
Un modèle pour la région ?
Pour aller plus loin, de nombreux mouvements islamistes dans des pays arabes en transition se réclament du modèle de l’AKP turc – entre traditions et modernité, islam et démocratie, ... Pour Bastien Alex, « le modèle turc – pour moi, ce serait plutôt un “exemple” plus qu’un “modèle” – émane de la construction historique et politique de la Turquie, il lui est donc spécifique ». Le chercheur rejoint en ces propos Mme Schmid qui explique que « l’islam politique turc a fait son apprentissage au niveau local, avant de se transformer avec l’arrivée de l’AKP au pouvoir et ainsi se projeter » vers l’extérieur. « Donc le printemps arabe arrive à point nommé » pour la Turquie qui a ainsi pu mettre à profit une « méthode de socialisation » avec les pays concernés. Cependant, certains partis islamistes arabes n’ont pu s’empêcher de montrer « un certain agacement face au paternalisme turc », alors même que le gouvernement « devient de plus en plus répressif et qu’une crise démocratique apparaît, si l’on s’en réfère à certains droits bafoués comme la liberté d’expression ou encore ceux des minorités », relève la spécialiste.
La démocratie en régression
Ce revers de la médaille est également mis en relief par M. Alex : « Je ne suis pas certain que les récents dérapages, que je considère très inquiétants (dérive autoritariste, emprisonnement des journalistes et opposants kurdes, remise en question du droit à l’avortement, etc.), constituent des exemples de démocratisation à suivre. La Turquie est plutôt en phase de régression démocratique, après un développement des droits démocratiques au début des années 2000 jusqu’en 2005, et c’est plutôt de cette inversion de tendance qu’il convient de s’inquiéter. »