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La stabilité de l’Irak dépendra largement de la participation des sunnites à la vie politique - Éclairage

La stabilité de l’Irak dépendra largement de la participation des sunnites à la vie politique

Départ des américains, crise politique aiguë, recrudescence des violences, influences étrangères... L’Irak est plongé dans la tourmente depuis la fin de l’année 2011. Deux experts reviennent sur les causes et les conséquences du conflit.

Au moins 68 personnes ont péri dans une vague d’attentats antichiites en fin de semaine dernière en Irak, le bilan le plus lourd en cinq mois. Photo Reuters

Une crise politique aiguë a éclaté en Irak depuis la fin de 2011 lorsque le bloc parlementaire Iraqiya, soutenu par les sunnites, a entrepris de dénoncer en de termes très forts les méthodes autoritaires du Premier ministre chiite Nouri al-Maliki. Cette crise a été aggravée par le mandat d’arrêt pour complot lancé quelques jours plus tard à l’encontre du vice-président sunnite Tarek al-Hachemi, qui se trouve actuellement au Kurdistan. M. Maliki a également menacé de remplacer les ministres d’Iraqiya si le bloc continuait de boycotter le gouvernement d’unité nationale. Tout cela ajouté à une recrudescence des violences à caractère confessionnel.


Cette crise intervient quelques jours après que les derniers soldats américains eurent quitté le pays, laissant derrière eux un Irak « souverain, stable, autosuffisant, avec un gouvernement représentatif qui a été élu par son peuple », selon les termes du président américain Barack Obama. Or, pour Pierre-Jean Luizard, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), « les Américains quittent officiellement l’Irak, mais ils laissent derrière eux une armée de mercenaires de sociétés privés, de nombreux instructeurs, et aussi un système politique dont on voit bien qu’il ne pourra aboutir à la formation d’un nouvel État stable et reconnu par tous les Irakiens en tant qu’institution nationale ». Selon lui, « la classe politique irakienne est parvenue au pouvoir à un moment où l’Irak ne jouissait pas de sa souveraineté et où la coalition figurait le centre du pouvoir politique. Le système mis en place par les Américains a été basé sur une représentation communautaire, ethnique (Arabes/Kurdes) et confessionnelle (chiites/sunnites). À la différence du Liban, il n’y a pas officiellement de confessionnalisme politique. Pourtant, l’appartenance communautaire et confessionnelle prime à tous les échelons du gouvernement. Le résultat a été un véritable éclatement de la scène politique, d’abord sur des bases communautaires, puis sur des bases de plus en plus régionales, locales et privées. Cette division sans fin de la société irakienne a abouti à la formation tardive d’un gouvernement éclaté entre différentes allégeances, sans pour autant qu’un État existe ». Pierre-Jean Luizard estime ainsi que les Américains laissent un Irak sans État, et avec un gouvernement incapable de rétablir la sécurité et la paix civile.


« Les éléments de la tension politique actuelle existaient avant le départ des troupes américaines », rappelle pour sa part Karim Pakzad, chercheur à Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). On se souvient ainsi qu’après les élections législatives de janvier 2010, les Irakiens n’ont pas réussi à former un gouvernement pendant près de 8 mois. « La coalition Iraqiya de la minorité arabe sunnite, conduite alors par l’ancien Premier ministre chiite Ayad Alaoui, que les Américains avaient installé après l’invasion en Irak, était arrivée en tête et revendiquait le poste de Premier ministre. Dans la situation irakienne, il aurait été impossible qu’une coalition détenant environ 1/3 des sièges du Parlement et représentant politiquement les arabes sunnites puisse gouverner l’Irak actuel. En face, pour les chiites et les Kurdes, le retour des sunnites à la vie politique étaient la condition du retour à la stabilité du pays et l’affaiblissement du terrorisme. Finalement, deux décisions ont été prises : la formation d’un gouvernement d’union nationale et la création d’un Conseil de sécurité nationale avec Ayad Alaoui comme président. Or l’existence de ce conseil strictement consultatif était symbolique ; les sunnites quant à eux n’ont obtenu aucun ministère régalien. La crise politique était donc inévitable. La façon dont Nouri al-Maliki gouverne l’Irak n’est pas non plus étrangère à la crise actuelle ; élu sur un programme basé sur le rétablissement de l’ordre et de l’État de droit, il est davantage réputé comme étant un nationaliste qu’un islamiste, même s’il a été membre du parti islamiste al-Dawa. Le retrait américain, la déclaration maladroite de Saleh al-Mutlak, vice-Premier ministre sunnite comparant M. Maliki à Saddam Hussein et l’implication des gardes du corps du vice-président Tarek al-Hachemi dans des attentats ont fourni l’occasion à M. Maliki d’asseoir son pouvoir face à la coalition sunnite », précise M. Pakzad.
« Dans l’immédiat, on ne voit pas comment sortir de cette crise. Il est difficile pour le Premier ministre de reculer car un mandat d’arrêt a été lancé contre le vice-président, réfugié actuellement dans le nord de l’Irak chez les Kurdes. Certes, M. Maliki peut gouverner car il bénéficie de la majorité sans le concours des députés sunnites. Mais, en même temps, l’Irak ne peut pas se permettre une crise de longue durée car la stabilité dépend largement de la participation des sunnites à la vie politique. Des personnalités kurdes tels que le président Jalal Talabani et le président de l’autorité kurde, Massoud Barzani, ainsi que le président sunnite du Parlement Ossama al-Noujaifi, membre de la même coalition Iraqiya mais rival de Tarek al-Hachemi, œuvrent pour une solution. Moqtada Sadr, qui essaye quant à lui de jouer à nouveau un rôle national, propose des élections anticipées », poursuit le spécialiste de l’IRIS.

Crise politique et violences
Parallèlement à cette crise politique profonde, l’Irak est secoué par une vague d’attentats, des attaques au bilan très lourd, les dernières ayant fait près de 70 morts en une seule journée. « La recrudescence des attentats terroristes est liée aussi bien au retrait des troupes américaines qu’à la crise politique. Cela ne signifie pas forcément que l’alliance sunnite se trouverait derrière ces attaques. Mais, en même temps, nous savons que plusieurs milliers des membres des milices armées sunnites retournés par les Américains et intégrés dans les forces de l’ordre irakiennes n’ont pas renoncé de jour au lendemain à leur hostilité vis-à-vis d’un pouvoir qu’ils considéreraient comme hostile. Il convient de noter que le vice-président Tarek al-Hachemi a reconnu que certains de ses gardes du corps pouvaient avoir participé aux attentats », indique M. Pakzad.


« Les divergences entre le bloc Iraqiya et le Premier ministre Nouri al-Maliki se sont aggravées avec l’affirmation du caractère personnel et autoritaire du pouvoir de ce dernier. Les forces de sécurité irakiennes, notamment, sont sous le contrôle du Premier ministre qui les utilise souvent en fonction de la stratégie de consolidation de son pouvoir. 80 % des membres des Conseils du Réveil (Sahwa, ex-insurgés sunnites retournés par les Américains contre finances et armement à condition qu’ils luttent contre el-Qaëda) ne seront pas intégrés aux forces de sécurité irakiennes, selon les dires de M. Maliki, alors que les Américains sont déjà en défaut de paiement. Dès lors, il semble qu’un certain nombre soit déjà à nouveau sensible aux sirènes de la nébuleuse islamiste qui a les moyens de pallier la fin du versement des salaires par les Américains. Ces divergences sont attisées par le départ des troupes US (même s’il s’agit pour beaucoup d’un faux-semblant, car des dizaines de milliers de membres des sociétés de sécurité privées, intégrées à l’effort de guerre américain, vont demeurer) et par le contexte régional, en particulier le processus révolutionnaire en cours en Syrie, qui attise l’opposition entre sunnites et chiites dans la région », souligne pour sa part Pierre-Jean Luizard, précisant que « Nouri al-Maliki n’apprécie pas les liens étroits entre Tarek al-Hachemi et l’opposition syrienne (à majorité sunnite), tandis que, par antichiisme, Saleh Mutlak, un autre dirigeant du groupe Iraqiya, a pris la défense des Moudjahidine du peuple, des opposants armés au régime de Téhéran, dont le camp d’Ashraf en Irak, fait l’objet d’intenses négociations.

Les Kurdes
Les dirigeants kurdes tentent quant à eux de jouer à nouveau un rôle de médiateur comme ils l’ont fait en 2010 lors de la formation du gouvernement d’union nationale. Leur solidarité avec les sunnites procède des mêmes calculs qu’alors : renforcer leur autonomie face au pouvoir central tout en se positionnant en tant que « sauveurs » de ce même pouvoir. Même son de cloche du côté de M. Pakzad, qui souligne que « les Kurdes ont tout intérêt à ce que la stabilité et la paix perdurent en Irak. Avec les chiites, les Kurdes sont les plus grands bénéficiaires du changement. Les trois provinces kurdes du nord sont administrées actuellement d’une manière quasi indépendante. La région kurde se développe avec une rapidité étonnante et constitue un havre de paix et de sécurité, y compris pour les investissements étrangers. Politiquement, les Kurdes forment en outre une force charnière, à l’image des druzes au Liban, et envisagent avec satisfaction ce jeu de médiation. Mais je pense que dans une crise plus importante, les Kurdes maintiendront leur alliance avec les chiites ; ils n’ont aucune confiance ni dans l’attitude des pays arabes envers eux ni dans celle des Iraniens et des Turcs ».


« Mais ce qui est beaucoup plus grave pour M. Maliki est la défection dans son propre camp de la mouvance » sadriste « , qui a été la première à réclamer des élections anticipées. Accusé de toutes parts d’autoritarisme, le Premier ministre voit se rétrécir singulièrement la base de son pouvoir », met en garde M. Luizard

Le rôle de l’Iran
Dans ce contexte de tensions entre chiites et sunnites, il est tout naturel de s’interroger sur le rôle de Téhéran dans cette crise irakienne. Pierre-Jean Luizard rappelle que « l’Iran a une influence naturelle en Irak. Cette influence est culturelle et religieuse, la solidarité entre chiites d’Iran et d’Irak étant une permanence historique (ce qui n’empêche pas un sentiment anti-iranien chez certains chiites irakiens).

 

Cependant, vouloir présenter l’Irak comme une simple chasse gardée iranienne, une fois les Américains partis, est un leurre. D’une part, les Américains ne quittent pas l’Irak et, d’autre part, les Iraniens sont, eux aussi, confrontés à l’éclatement sans fin de la société et de la scène politique irakiennes. L’Iran est en grande partie spectateur d’un état de fait en Irak où aucune stabilisation ne semble en vue. Téhéran voit même ses différents centres de pouvoir avoir des prolongations en Irak même, en fonction des différents acteurs chiites. La présence massive de pèlerins iraniens lors des pèlerinages aux tombeaux des saints imams chiites en Irak, celle d’Iraniens au sein de la hiérarchie religieuse chiite en Irak (au premier rang desquels l’ayatollah Sistani) ne signifie pas que Téhéran fait la pluie et le beau temps en Mésopotamie ».


Un point de vue partagé par Karim Pakzad : « L’Iran a donné pendant deux décennies le refuge aux partis chiites qui combattaient le régime de Saddam Hussein, mais de là à parler de mainmise perse sur l’Irak, c’est un pas que je ne franchirais pas. » Il ajoute que d’autres pays peuvent jouer un rôle. « L’influence de l’Arabie saoudite auprès de l’alliance des sunnites et auprès d’Ayad Alaoui est significative au point où, à plusieurs reprises, M. Maliki a accusé ce pays d’aider les terroristes irakiens. La situation en Syrie peut aussi avoir de l’influence sur la situation irakienne. La chute du régime de Bachar el-Assad signifie automatiquement l’arrivée au pouvoir des sunnites, qui à leur tour influenceront leurs coreligionnaires irakiens. Ce n’est pas pour rien que l’Irak n’a pas voté les sanctions contre la Syrie décrétées par la Ligue arabe. N’oublions pas non plus que le père du président syrien Hafez el-Assad avait donné refuge et protection aux leaders chiites et kurdes irakiens. Dans cette partie du monde, des sentiments de reconnaissance et de solidarité comptent beaucoup », conclut M. Pakzad.

Une crise politique aiguë a éclaté en Irak depuis la fin de 2011 lorsque le bloc parlementaire Iraqiya, soutenu par les sunnites, a entrepris de dénoncer en de termes très forts les méthodes autoritaires du Premier ministre chiite Nouri al-Maliki. Cette crise a été aggravée par le mandat d’arrêt pour complot lancé quelques jours plus tard à l’encontre du vice-président sunnite...