La Turquie peut se permettre d’afficher ses ambitions : la place de leader régional est libre. Les super-Grands ont pris des dimensions plus modestes que par le passé ; les crocs des moins grands se révèlent dangereusement acérés ; la révolution est en marche dans le monde arabe sans pour autant que l’on en entrevoie les orientations ; et à l’Ouest, l’économie parvient à grand-peine à garder la tête hors de l’eau. Le vent nouveau, ce n’est pas seulement du Golfe à l’océan qu’il souffle, mais également Ankara où, entre l’État hébreu et les anciennes marches de l’empire, le cœur des nouveaux maîtres qui ont achevé de balayer l’héritage de Mustafa Kemal ne balance plus : c’est vers les seconds qu’il penche.
Le nouvel ordre régional s’édifiera autour de l’axe turco-égyptien. C’est Ahmet Davutoglu qui en a défini les contours à l’intention des journalistes, peu avant d’embarquer pour New York où l’Assemblée générale des Nations Unies se préparait à examiner la demande d’adhésion palestinienne. Il s’agira, a-t-il dit, d’une alliance basée sur la démocratie, allant du nord au sud, de la mer Noire à la vallée du Nil, au Soudan. À en croire le ministre turc des Affaires étrangères, les investissements de son pays en terre des pharaons devraient passer de 1,5 milliard à 5 milliards de dollars au cours des deux prochaines années. D’ici à la fin de l’année à venir, a-t-il prédit, entouré de certains des 280 hommes d’affaires qui l’accompagnaient dans son périple, nos échanges atteindront 5 milliards de dollars, soit 1,5 milliard de plus qu’à l’heure actuelle, et 10 milliards en 2015.
Depuis quelque temps, la diplomatie turque a pris un tournant qui s’apparente plutôt à un virage en épingle à cheveu. Sous le règne de Hosni Moubarak, Le Caire observait avec une suspicion mêlée de crainte le changement de ton des dirigeants du parti de la Justice et du Développement (AKP). Tel-Aviv de son côté commençait à subir les premiers contrecoups de l’attaque, le 31 mai 2010, contre le bateau Mavi Marmara, qui faisait partie d’une flottille transportant des vivres et des médicaments pour Gaza. Quatre mois auparavant, à Davos où se tenait le Forum économique annuel, un Erdogan en colère avait lancé au chef de l’État hébreu Shimon Pérès interloqué : « Quand il s’agit de tuer, vous savez parfaitement vous y prendre. »
Quand l’Amérique d’Obama – l’homme du discours du Caire!... – se détourne du monde arabe et, pour une poignée de voix à la présidentielle de novembre 2012, plie l’échine devant Netanyahu, de tels éclats mettent du baume au cœur des peuples arabes. Mais la Turquie, en ce XXIe siècle encore naissant, a-t-elle vraiment les moyens de ses ambitions ? C’est que la tâche est ardue qui consiste à affronter les problèmes qui se multiplient. Certes, l’économie affiche un insolent taux annuel de croissance de 8 pour cent. Certes encore, Ankara est en mesure de faire trembler ceux qui oseraient porter ombrage à sa puissance militaire en Méditerranée. Certes enfin, les siècles d’une présence régionale qui a eu souvent la main lourde sont désormais oubliés. Il reste qu’à vouloir courir trop de lièvres, on risque de les rater tous, surtout lorsque la logique d’État n’a rien à voir avec la realpolitik. S’ériger en donneur de leçons à la Syrie quand chez soi on fait depuis des années la chasse aux « rebelles » kurdes, prêcher la démocratie à une caste militaire égyptienne qui s’agrippe au pouvoir, se réveiller aux marchés arabes parce que l’Union européenne continue de vous snober : voilà un parcours balisé d’autant de contradictions, qui alimente des sentiments mitigés.
Les « turcologues », et ils sont nombreux de nos jours, conseillent de prêter une oreille poliment distraite à Erdogan et d’écouter plutôt le chef de sa diplomatie, qualifié de « nouveau Kissinger ».
On veut bien, mais qui se trouve dans la cabine de pilotage ?