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Culture - Rencontre

Jean d’Ormesson : « Je suis toujours en étonnement devant le monde »

15h au soleil, la nature s'assoupit un peu. Le long de la palissade, les arbustes ombragent l'allée étroite devant la maison. Le salon décline ses couleurs chaudes dans l'ambiance feutrée des livres, des tableaux et du bureau éclairé par deux pieds de lampe. Jean d'Ormesson s'avance avec vivacité. Élégance du contact social. Un visage avenant, le sourire habillant ses traits comme une seconde nature, des yeux bleus pétillant d'intelligence qui posent sur le monde un regard bienveillant, heureux de vivre, un esprit curieux de tout, à l'écoute de son temps.

Évoluant dans son cadre de travail, Jean d’Ormesson livre ses impressions.

Dans son dernier ouvrage au titre inspiré d'Aragon, C'est une chose étrange à la fin que le monde (Robert Laffont), il explique le monde par la science, après avoir longtemps cherché à l'expliquer par les lettres. Il invoque Einstein, Newton, Planck, au même titre que Platon, saint Augustin ou Kant pour répondre aux questions éternelles: «D'où venons-nous? Qu'y a-t-il après la mort? Dieu existe-t-il?». L'académicien et philosophe averti parle de ses «découvertes» scientifiques avec l'enthousiasme d'un jeune converti.
«Pour ce dernier livre, j'ai un peu travaillé, avoue modestement Jean d'Ormesson. Je connaissais Platon et Aristote, comme tout le monde, Copernic et Newton. Je ne savais presque rien sur Darwin, ni sur Einstein et la théorie quantique. C'est magnifique!»
Il évoque la révolution romantique (Chateaubriand, Victor Hugo, Lamartine...) et le rôle joué par la poésie au XIXe siècle, puis s'exclame: «Qu'est-ce qui a pris la place de la poésie? C'est la physique mathématique, la théorie quantique. N'est-ce pas merveilleux? Connaissez-vous Stephen Hawking, ce physicien théoricien de renommée mondiale, qui est entièrement paralysé et ne communique qu'avec un doigt? Un génie universel.»
Quelle bénédiction d'avoir encore, au soir de sa vie, la capacité de s'émerveiller ainsi! À cette réflexion, il sourit: «La science m'enthousiasme. Non seulement saint Augustin, non seulement Bossuet, mais mon arrière-grand-mère pensait que le monde avait 4000 ans. La science nous a tout appris sur notre passé, rien sur l'avenir. Le passé, nous le connaissons, l'avenir est caché. Où est-il? Nulle part. Et pourtant il arrive.»
Jean d'Ormesson peut élaborer indéfiniment sur le temps, dire que «le passé est dans la tête, via les souvenirs» et que « le présent, c'est déjà le passé au moment même où je le dis. C'est un moment qui n'existe pas, où l'avenir se change en passé. Eh bien, c'est dans ce moment qui n'existe pas que le monde a toujours existé. C'est stupéfiant», ajoute-t-il, pensif.
Et le destin, y croit-il? «Je crois surtout à l'effort des hommes. Peut-être à la Providence, mais en tout cas au travail des hommes. Le travail des hommes est quelque chose d'effrayant, ainsi que leurs souffrances et leurs malheurs, mais en même temps, les progrès accomplis sont inouïs. Jusqu'au siècle dernier, deux femmes sur quatre mouraient en couches. La durée de vie d'une femme était de 30 ans. C'était alors facile d'être fidèle. Aujourd'hui, nous vivons 90 ans, les femmes ne meurent plus, comment voulez-vous qu'elles soient fidèles?»
L'humour pour ponctuer la pensée. Ce talent unique de noyer les détresses humaines dans le sourire. Si Jean d'Ormesson admire ce que le progrès scientifique a pu apporter au genre humain, il n'en est pas moins conscient de ses périls, en matière notamment de nucléaire, de biologie moléculaire, de clonage.
N'y a-t-il pas un risque de déshumanisation du monde? «Le danger de la science, ce ne sont pas ses échecs, mais ses succès, commente-t-il. Le nucléaire ne disparaîtra pas, et on finira par cloner des hommes, parce que tout ce que la science peut faire, elle le fera. C'est terrifiant. Le relais de Dieu a été pris par les hommes. Ils croient qu'ils feront mieux que Dieu, ils se trompent.»

Dieu, le bonheur, l'immortalité
Dieu précisément, parlons-en. Il fait partie des thèmes de prédilection de Jean d'Ormesson, Il habite sa réflexion, qu'il parle du temps, du bonheur de vivre, de la mort. Car «l'homme a besoin de sens et d'espérance», dit-il. Ce n'est pas le moindre des paradoxes de ce grand monsieur des lettres françaises, qui se définit comme «un catholique agnostique». Une spécialité bien française. Jean d'Ormesson recherche Dieu comme on lance un appel chaque fois différent et toujours le même. «La seule chose à laquelle je croirais volontiers, c'est Dieu, mais je ne sais pas s'Il existe, souligne-t-il. Au fond, j'ai toujours écrit sur lui: l'un de mes premiers livres s'appelle Au plaisir de Dieu. Il y a eu aussi Dieu, sa vie, son œuvre, La Création du Monde, Presque rien sur presque tout, Le Rapport Gabriel...Jusqu'à ce livre, qui naît d'un sentiment que j'ai toujours éprouvé: l'étonnement devant le monde, devant la Création, étonné d'être là.»
C'est une aubaine de continuer à s'étonner devant le monde... «Oui, je ne suis pas blasé, répond d'Ormesson. C'est probablement un reste d'enfance, doublé d'un sentiment pas du tout à la mode: l'admiration. Aujourd'hui, surtout à Paris, il faut toujours ricaner, la règle c'est la dérision. Je sais très bien jouer à ce jeu-là, mais je le double d'une sorte d'admiration pour les livres, les écrivains, l'art, la vie en général. Tout le monde est désespéré, on peut comprendre pourquoi : deux guerres mondiales, le nucléaire, le sida, le chômage, 100 millions de morts dans le siècle dernier par violence, tout cela n'incite pas à une franche gaieté. Je suis probablement le seul, peut-être avec Sollers, qui défend une certaine idée du plaisir, à dire que cette vie est sans doute sinistre, mais qu'elle est aussi très belle.»
La tendance actuelle, c'est Houellebecq... «J'aime beaucoup Houellebecq, mais il est mon inverse, dit-il. Il est l'écrivain d'un monde désenchanté, je suis l'écrivain qui essaie de réenchanter ce monde.»
D'Ormesson a «l'élégance du bonheur, dit-on!»... «Ne croyez pas que je ne sais pas que le monde est triste. Je suis entouré, surtout à mon âge, d'amis qui sont morts, de gens malades, ayant perdu leur travail, souffrant de chagrins d'amour, d'ennuis professionnels, explique ce grand écrivain. Mais dans ce monde sinistre, il faut essayer d'être aussi heureux que possible. C'est très difficile d'être heureux puisque nous mourons. Eh bien je pense qu'il faut inverser le problème et dire : nous ne mourons que parce que nous avons vécu. Si vous vivez, vous signez un contrat avec la mort; il faut s'arranger de ça. Ce qui serait le pire, probablement, ce serait de ne pas mourir. Ce serait un désastre. Un écrivain que j'admire beaucoup, Jorge Luis Borges, a écrit l'Immortel, qui est l'histoire du juif errant, et il cherche désespérément la source de mortalité. Parce que la mort, c'est comme le travail. Le travail est une malédiction, mais ne pas en avoir, c'est pire. Eh bien la mort, c'est peut-être très dur, mais ne pas mourir serait encore pire.»
Le dernier ouvrage se termine par cette phrase: «Tout est bien.» «Oui, et c'est une phrase très triste. Tout est bien parce que tout finit. Vous savez, si Dieu me proposait de recommencer ma vie, moi qui ai tant aimé la vie, je refuserais. Parce qu'une fois suffit, quand on l'a bien vécue. Naturellement, j'ai eu de la chance dans ma vie... Mourir ne me fait pas peur. La clé de l'affaire est que nous sommes dans une vallée de larmes qui est en même temps une vallée de roses.»
Dans un Occident qui admet de moins en moins l'idée de la mort et même de la vieillesse, et qui a oublié qu'il existe un art de vieillir comme celui d'être grand-père, «à la Victor Hugo», Jean d'Ormesson démontre à quel point bonheur et sérénité peuvent être le lot de ceux qui accueillent le temps qui passe avec humour, philosophie et un regard toujours neuf sur la vie.
Le temps qui passe. C'est l'un des thèmes majeurs de l'écriture de cet auteur. «J'ai toujours pensé que la littérature et la philosophie n'étaient rien d'autre qu'une méditation sur le temps. Ainsi en est-il de Platon, de Spinoza, de Heidegger avec son livre majeur Être et temps, de Marcel Proust À la recherche du temps perdu, de Marguerite Yourcenar, de saint Augustin. Et qu'est-ce que l'éternité? Je dirais que c'est plutôt l'absence de temps. Nous la connaîtrons tous quand nous serons morts. Le tout est de savoir quel est le statut de cette éternité: est-ce une éternité du néant ou une éternité qui a un sens.»
Et Dieu? Il est au cœur de la réflexion de Jean d'Ormesson!... «J'ai été élevé dans la religion catholique, je mourrai dans la religion catholique. Mais je suis un catholique un peu particulier, un catholique agnostique (c'est différent de l'athée). Je suis entouré de gens qui savent que Dieu existe: Chateaubriand, Péguy, Claudel, Jean Guitton, et de gens qui savent que Dieu n'existe pas: Karl Marx, Freud, Sartre, mon ami Paul Nourrissier qui vient de mourir. Moi je suis comme l'immense majorité des gens, je ne sais pas. Le doute est consubstantiel à moi. J'ai été assez heureux de voir que mère Teresa est morte en disant qu'elle avait passé sa vie à douter. Moi, je n'ai même pas de moments de désespoir puisque je suis agnostique.»
«Je ne sais pas si Dieu existe, mais je l'espère avec force», alors? «Voilà, oui. Il y a deux formules que j'ai toujours aimées. La 1re est une formule juive, je crois: "Ce qu'il y a de plus important, c'est Dieu, qu'il existe ou qu'il n'existe pas." Et la 2e, tout à fait chrétienne: "Ma foi est la forme de mon espérance." Je n'ai pas la chance d'avoir la foi, mais j'ai l'espérance, et j'espère tellement fort que c'est peut-être une forme de foi.»

L'aventure humaine
Et l'homme dans tout ça? «Eh bien, je ne suis pas ce qu'on appelle un humaniste. La seule façon de dialoguer avec Dieu, c'est de passer par l'homme et, en même temps, l'homme c'est quelque chose de passager et de très récent. Nous savons que l'univers a 13 milliards et demi d'années, la vie en a 3 milliards et demi. Quant aux hommes, il est très difficile de dire à quel moment on n'est plus un singe et on devient un homme. Mettons entre 200000 et 2 millions d'années. La pensée a peut-être 50000 ans. Quant à l'écriture, 5000 ans, presque rien. Et cet homme, les gens croient qu'il est éternel, mais il passera. Lévi-Strauss pensait que l'homme allait disparaître très vite. Je ne le pense pas de sitôt, mais il disparaîtra. Lorsque les hommes auront disparu, qui se souviendra d'eux?»
Et Dieu? (Sourire). «Dieu, oui. Il est impossible qu'il n'y ait pas quelque chose qui reste de l'aventure humaine. Le sujet d'un bon livre, peut-être?»

Les révolutions arabes, le Liban
L'attachement à la terre, à un lieu, à la famille, à des valeurs est un autre thème de cet auteur... «J'ai très maltraité la famille dans mes écrits. En même temps, j'y suis attaché. C'est comme les traditions, elles sont faites pour ça : être bousculées. Je me méfie beaucoup du mot "valeurs", on tue beaucoup de gens au nom de ces valeurs. Je suis très attaché à la tolérance. J'ai souvent tendance à donner raison à mes adversaires plutôt qu'à moi, c'est la raison pour laquelle je n'ai pas fait de politique. La politique consiste à dire: j'ai raison et les autres ont tort. Et moi j'ai trop tendance à dire: je ne suis pas sûr d'avoir raison, c'est peut-être les autres qui aient raison.»
Que pense d'Ormesson de ce qui se passe dans le monde arabe aujourd'hui? «Les révolutions arabes expriment un besoin de démocratie, il faut voir ce que ça donnera. Je crois qu'il faut toujours défendre la liberté, c'est elle qui défend le mieux ce que vous appelez les valeurs. Il faut faire confiance à la liberté. Mais le chemin est difficile. Il faut garder en tête l'idée de liberté, de tolérance et de justice. Savoir que nous n'atteindrons jamais la vérité, la justice, que nous avons beaucoup de mal à atteindre la liberté, mais qu'il faut toujours lutter pour qu'il y en ait toujours davantage, tout en sachant que nous n'y arriverons jamais. Il n'y a de justice et de vérité qu'en Dieu.»
On revient à Dieu... «Si Dieu n'existe pas, rien n'a de sens. Si Dieu n'existe pas, je ne vois même pas pourquoi lutter contre les tyrans. C'est cette idée du bien, de la vérité qui nous fait espérer que les hommes peuvent progresser sur leur chemin.»
Cet éditorialiste a bien connu le Liban. Les Libanais se souviennent de sa prise de position courageuse en 1989, lorsqu'il est venu prendre le passeport libanais, en compagnie de Jean-François Deniau notamment, en signe de solidarité avec le peuple libanais, sous les bombes.
«J'ai été plusieurs fois au Liban. Ce pays représentait pour moi un modèle de tolérance. J'étais très attaché à cette idée de coexistence de cultures différentes. J'aimais cette idée qu'il y avait plusieurs traditions: arabe, musulmane, chrétienne, une influence française, et que tout cela vivait en paix. C'était cette idée de Suisse moyen-orientale qui me paraissait séduisante, le fait que chacun avait sa liberté et essayait de ne pas empiéter sur les droits de l'autre. Et c'est cette coexistence qui, aujourd'hui, paraît si difficile vue de loin.»
La question des chrétiens d'Orient est de plus en plus posée en Occident... «Le sort des chrétiens d'Orient est aujourd'hui difficile. J'ai été l'un des premiers à lancer un appel pour les chrétiens d'Irak qui ont été si oubliés dans cette affreuse guerre d'Irak. Et la place des chrétiens coptes en Égypte m'a aussi beaucoup tourmenté. Cette revendication en faveur des chrétiens n'est en aucune façon une hostilité envers l'islam. Je suis de ceux qui admirent l'islam. Je suis contre les intégristes de toutes les religions, contre le terrorisme. Mais l'islam est une très grande religion. J'avais beaucoup d'admiration pour un homme comme Massignon. L'idée de se consacrer à un rapprochement entre l'islam et la chrétienté me paraît absolument nécessaire.»
Que pense Jean d'Ormesson du débat actuel sur la laïcité en France? «Je vais très peu dans les colloques et les débats. Certes, on a toujours le droit de s'installer au Café du commerce et d'en parler, mais je ne voudrais pas qu'on officialise et qu'on formalise trop tout cela. Laissons les idées s'arranger toutes seules...»
Quel serait le message durable qu'il aimerait voir rester? L'essentiel? (Il sourit malicieusement): «Tout le monde s'est moqué de Ségolène Royal quand elle a repris cette injonction: "Aimez-vous les uns les autres". S'il y a un Dieu, souhaitons qu'il soit un Dieu d'amour.»
On dit aujourd'hui: «Faire du d'Ormesson». En quoi cela consiste-t-il?
(Rires) «En un mélange un peu homéopathique entre l'espérance, l'ironie, l'enthousiasme, le doute et beaucoup de gaieté.»
Une belle recette de vie et d'écriture.
Dans son dernier ouvrage au titre inspiré d'Aragon, C'est une chose étrange à la fin que le monde (Robert Laffont), il explique le monde par la science, après avoir longtemps cherché à l'expliquer par les lettres. Il invoque Einstein, Newton, Planck, au même titre que Platon, saint Augustin ou Kant pour répondre aux questions éternelles: «D'où venons-nous? Qu'y a-t-il après la mort?...

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