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Lifestyle - Hotte d'or

Etsuya mon amour

Le bungalow suinte le bonheur. Même les murs en bouleau blanc doivent sûrement sourire. C'est le dernier jour de mon voyage au Japon - peut-être le premier jour du reste de ma vie. Etsuya. Etsuya vient de me réveiller : une main glisse dans mes cheveux, une main étonnamment soyeuse pour quelqu'un qui passe ses jours à parler aux arbres, à danser avec les fleurs, à soigner la forêt, une autre tient un pain dont l'odeur, rien que l'odeur, aurait fait pleurer un bourreau japonais du Moyen Âge. Sur le pain, de la confiture de cerises. Bien sûr. C'est Hanami : tout est cerise, fleurs de cerise. Le bungalow tangue. Depuis une semaine, l'espace est devenu une immense cerisaie, le placenta fructifère d'une sublime et impossible histoire d'amour. La mienne. Ma folie est née dans l'archipel. C'est Etsuya qui fait le pain. C'est Etsuya aussi qui fait la gelée de cerises. Tu es tellement belle sans maquillage, mange, c'est bon, ça ne fait pas grossir, ne t'inquiète pas, regarde, j'ai ouvert ta bouteille de Veuve Clicquot, je nous aime le matin - il a cette façon à mourir de prononcer le son ou, comme un souffle, un râle plutôt, mon mâle au féminin, je tuerai pour graver sur mes tympans son français avec l'accent japonais. Je lui souris, croque un morceau de la tartine, elle a le goût de ses doigts, il me fait l'amour, c'est mon dernier jour en Asie et même nos larmes, mélangées, communiantes, sentent le cerisier en fleurs qui pleure. Stop. Stop ! C'est stupide, c'est réellement stupide. Je suis Marguerite K. et je pense et je frémis et j'écris comme une Barbara Cartland sénile en capeline rose. Ou comme Eric-Emmanuel Schmitt. Et tout cela à cause d'un garde forestier de 21 ans que j'ai vu pour la première fois il y a cinq jours. Je suis une idiote gigantesque. C'est horrible pourtant : j'ai mal à la peau - Jeanne Moreau m'a dit un jour qu'une screaming skin, ça ne pardonne pas. Je bondis du lit. Il dit - il me dit : Tu t'enfuis, ne nous fuis pas, reste, Beyrouth attendra, reste avec nous. Ce qu'il y a de bien avec cette maladie, la screaming skin, c'est que quand la peau hurle, elle le fait en silence et dignement. Il dit : Je t'entends, dans ta tête, ça bouillonne, arrête de réfléchir, reste, je continuerai à nous emmener partout. Partout. Il m'a effectivement emmenée partout, des voyages en train, en voiture, à cheval, et des douzaines d'autres, immobiles, infinis. Partout. En cinq jours. La fête des cerisiers en fleurs dans tout Tsunegami. Hiroshima : il m'a appris que l'histoire, on pouvait aussi la toucher, la respirer. Tokyo, sur les traces de Yukio Mishima. Tokyo, dans les rues où a été tourné L'Empire des sens. Tokyo, dans un cours privé de calligraphie où la Terre s'arrête de tourner tellement c'est beau. Tokyo toujours, où nous avons vu un hallucinant kabuki dans lequel jouait un acteur insensé qui ressemblait comme deux gouttes de rosée à Yoshi Oida jeune. Partout. Partout, j'avais les yeux d'une petite fille qui découvrait un nouveau monde, moi qui pensais avoir tout vu, puis les yeux d'une femme quand il m'envolait et m'enlovait au-dessus des volcans et me noyait, heureuse, dans des pétales de fleurs de cerisier. Reste, j'apprendrai même à jouer au football. Ce somptueux imbécile pense que je rentre pour Houssam. Ma peau agonise. Je vais m'en aller. Je vais m'en aller. Je m'en vais. Je m'en vais parce que ma peau agonisera pour de bon le jour où lui partira, je m'en vais bien avant de le trahir, je m'en vais pour ne jamais l'oublier, je m'en vais parce que je suis vieille, je chante Miossec sous ma douche, l'eau, les larmes, la buée, les cloques sur ma peau, et lui déjà parti, lui qui a dû aller murmurer des choses à l'oreille d'un cerisier, lui qui ne pose jamais de questions. Lui. Je fais mes malles. Je mets une robe noire Comme des garçons que Rei Kawakubo m'a offerte quand il m'a emmenée chez elle avant de revenir ici, des ballerines Repetto rouge sang, je vois sur le lit une feuille blanche, et onze mots, je pleure comme une furie -  onze mots qui dansent une farandole de mort : Ne pleure pas. Habibi. Ne pleure pas. Tout est miam-miam.

margueritek@live.com
Le bungalow suinte le bonheur. Même les murs en bouleau blanc doivent sûrement sourire. C'est le dernier jour de mon voyage au Japon - peut-être le premier jour du reste de ma vie. Etsuya. Etsuya vient de me réveiller : une main glisse dans mes cheveux, une main étonnamment soyeuse pour quelqu'un qui passe ses jours à parler aux arbres, à danser...
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