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Dossier Europe - Interview

« Sarkozy a fait un choix politique : ériger l’identité nationale en problème »

Lancé en novembre dernier, le débat sur l'identité nationale en France n'en finit pas de faire des vagues. Intégration, discrimination, dérive du propos sur l'immigration et l'islam, politique de la nation et politique de l'identité nationale... Eric Fassin*, sociologue et professeur agrégé à l'Ecole normale supérieure, décortique pour « L'Orient-Le Jour », les tenants du débat.

Eric Besson, le ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire lors du débat à l’Assembée nationale sur l’identité nationale. Jacques Demarthon/AFP

Q- D'aucuns évoquent une crise de l'identité nationale en donnant l'exemple de la Marseillaise sifflée dans les stades de foot. Assiste-t-on réellement à une crise de l'identité nationale en France et en Europe ?
R- Il n'est pas nouveau qu'on siffle la Marseillaise ; en revanche, il est nouveau qu'on érige ces sifflets en un problème national. En démocratie, ne devrait-on pas avoir le droit de refuser de sacrifier au culte de la nation ? Pourquoi étendre le délit d'outrage ? Dans un État laïque, le blasphème est un droit - on l'a suffisamment rappelé quand il s'agissait de défendre la publication des caricatures du Prophète !
Faire de la politique, c'est proposer des grilles de lecture du monde, autrement dit, poser des problèmes. Non pas les refléter, non pas y répondre, mais les construire. Nicolas Sarkozy a donc fait un choix politique : constituer l'identité nationale en « problème ». Bien sûr, il avait déjà fait de même avec l'immigration tout au long des années 2000, sur le terrain du Front national. Mais la nouveauté, depuis la campagne présidentielle de 2007, c'est d'articuler les deux, en donnant à ce problème une forme institutionnelle : un ministère.
Brice Hortefeux hier, Éric Besson aujourd'hui : le ministre qui occupe ce poste est depuis lors le plus visible du gouvernement - bien plus que les ministres de l'Économie, de l'Éducation, de la Justice ou de l'Environnement. C'est donc un choix d'affichage : organiser le débat public autour de l'identité nationale, c'est ne pas l'organiser sur d'autres sujets. Ainsi, il n'y a pas de ministère du Chômage en France : faut-il en conclure que ce n'est pas un problème ?
Q- Que pensez-vous du fait qu'un gouvernement ouvre le débat sur l'identité nationale à tout le monde, notamment au travers d'un site Internet et des débats organisés un peu partout en France ? Est-ce là une nécessité dans une France et une Europe en proie à un malaise, ou est-ce plutôt une manœuvre à caractère populiste et électoraliste qui risque de renforcer les antagonismes actuels ?
R- Effectivement, il ne s'agit pas seulement de la France. Pourquoi, en Europe, les gouvernants opposent-ils l'immigration à l'identité nationale ? C'est une manière de s'approprier la rhétorique de l'identité nationale, jusqu'alors opposée à l'Europe - en France, par des figures comme Jean-Pierre Chevènement, Philippe Seguin ou Charles Pasqua : c'était la nation contre la logique supranationale. Dans les années 2000, cette logique s'inverse : l'Europe devient la garantie des identités nationales, contre l'immigration. Songeons au fameux sommet européen sur l'intégration, qui s'est tenu en novembre 2008 à  Vichy (!) : on décidait d'y enseigner davantage la Marseillaise...
C'est la leçon que Nicolas Sarkozy a tirée du « non » au Traité constitutionnel européen, lors du référendum de 2005 : il faut déplacer la colère qui s'exprime, du « plombier polonais » à l'immigré africain, autrement dit, de la politique économique à l'identité nationale. Cette manière d'écouter le peuple est à l'évidence une forme de populisme, fondée sur le ressentiment. Car il ne faut pas confondre le peuple du populisme et celui de la démocratie : les politiques peuvent tirer le peuple vers le bas, ou bien vers le haut...
Q- Intégration : le terme ne cesse de revenir dans le débat. L'on parle encore d'intégration de Français de troisième génération. Est-il correct de parler d'un problème d'« intégration » de ces Français de troisième génération, ou faut-il parler d'un problème d'acceptation de la part de la nation ? Quelles sont les racines de ce problème, où sont les responsabilités ?
R- Revenons à la Marseillaise : pourquoi certains ont-ils envie de la siffler ? On nous propose toujours la même réponse : c'est un défaut d'intégration. Je crois pour ma part que les « jeunes » qui sifflent savent très bien contre quoi ils sifflent : contre une France qui les exclut. Une partie de la population est victime d'une ségrégation résidentielle et scolaire, assignée à une place et à une classe, en raison de son origine ou de son apparence. C'est à la fois une expérience de classe et une expérience raciale, sur le marché du travail ou lors des contrôles de police. Nous sommes tous également français, mais certains sont plus égaux, et plus français, que d'autres.
Le vocabulaire de l'intégration est le signe le plus clair de cette exclusion : le mot ne devrait avoir de sens que pour des étrangers. Or il est constamment utilisé pour parler des « banlieues », autrement dit, le plus souvent, de Français issus de l'immigration étrangère ou de l'outre-mer. C'est dire que les « minorités visibles », que distingue leur apparence et singulièrement leur couleur de peau, ne seraient pas tout à fait françaises. En ce sens, on peut dire que la « question immigrée » se prolonge aujourd'hui par une « question raciale », qui vient la redoubler.
D'où vient le problème ? Il est tentant d'y voir une difficulté bien française à faire place à la différence culturelle ou bien à accepter son histoire coloniale, bref, d'expliquer ce problème en termes - justement - d'identité nationale. Mais n'est-ce pas tomber dans le piège ? Pour ma part, je crois qu'il faut inverser la problématique : le problème, ce n'est pas l'identité nationale, mais la politique d'identité nationale ; de même, ce n'est pas l'immigration, mais la politique d'immigration. Ce renversement de perspective me paraît être le seul moyen de penser en termes politiques, et non pas culturels, autrement dit, de reconnaître la responsabilité des politiques, pour le meilleur et pour le pire.
Q- Le débat sur l'identité nationale dérive quasi systématiquement sur les questions de l'immigration et de l'islam. Pourquoi cette focalisation sur l'islam, cette perception de l'islam en Europe comme un problème, une menace, une religion incompatible avec les valeurs du Vieux Continent ?
R- Effectivement, la stigmatisation bascule aisément de l'immigration à l'islam. D'abord, c'est un héritage de l'histoire coloniale, bien sûr : songeons au statut problématique des musulmans d'Algérie. Ensuite, c'est lié à la géopolitique, avec la constitution de l'islam en menace, surtout après le 11 septembre 2001. L'hostilité à l'islam peut se déployer dans deux registres apparemment opposés, mais qui finissent souvent par se croiser : d'une part, c'est au nom d'une France (ou d'une Europe) chrétienne qu'on veut contenir l'islam ; d'autre part, c'est au nom de la laïcité démocratique. Autrement dit, l'islam fait l'objet d'attaques qui viennent à la fois de la droite et de la gauche.
À l'ancienne logique vient ainsi s'en ajouter une nouvelle : la dénonciation de l'islamo-fascisme se réclame de la démocratie. Par exemple, les campagnes contre le voile islamique, depuis 1989 (et aujourd'hui contre la burqa), sont présentées comme un combat pour les droits des femmes. Il n'est donc pas besoin de se sentir xénophobe ou raciste pour s'en prendre à l'islam, bien au contraire : c'est pour défendre la tolérance qu'on s'en prend à l'intolérance. L'exemple des Pays-Bas est particulièrement frappant : le populiste Pim Fortuyn pouvait à la fois revendiquer son homosexualité et son islamophobie, en reprochant aux musulmans de vouloir le priver de sa liberté sexuelle.
On arrive ainsi à légitimer le refus de l'islam, réputé incompatible avec notre culture chrétienne, ou laïque, ou les deux. Sans doute, nous explique-t-on, qu'il ne s'agit pas de racisme : l'islam n'est certes pas une « race », mais une idéologie. Mais comment ne pas voir qu'on racialise aujourd'hui les musulmans, en France et en Europe ?
Q- Les citoyens d'une nation doivent-ils nécessairement avoir la même conception de l'identité nationale ? Un État peut-il, sans risque de dérives, tailler une « norme » de l'identité nationale ?
R- Il y a toujours une politique de la nation : par exemple, le français est la langue nationale. De même, l'école obligatoire et le service national relèvent d'une politique qui a contribué à forger la nation. Autrement dit, les nations sont bien des « creusets ». Mais la politique de la nation n'est pas la politique de l'identité nationale. Celle-ci prétend contrôler directement le sentiment national ; elle s'emploie donc à sonder les reins et les cœurs. Ainsi, les préfets sont déjà censés juger l'amour que portent les étrangers à la France. Demain, ils pourraient bien être amenés à évaluer l'amour des Français pour la nation. Et si l'on commence par l'éducation, on finira par la rééducation. C'est un problème de démocratie.
Il faut donc se demander pourquoi la vision du monde que symbolise le ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale s'est imposée en France et en Europe. Pourquoi ce « problème » apparaît-il, un peu partout, comme une évidence ? C'est que la gauche n'a pas joué son rôle, en France et ailleurs. Elle n'a pas su poser et imposer d'autres « problèmes ». En démocratie, il est important de pouvoir choisir entre des problèmes différents. S'il n'y a pas de vision alternative, où est la démocratie ?

* Eric Fassin est membre de l'association Cette France-là. Il a codirigé De la question sociale à la question raciale (La découverte, 2009) et Discriminations : pratiques, savoirs, politiques (La documentation française, 2008).
Q- D'aucuns évoquent une crise de l'identité nationale en donnant l'exemple de la Marseillaise sifflée dans les stades de foot. Assiste-t-on réellement à une crise de l'identité nationale en France et en Europe ?R- Il n'est pas nouveau qu'on siffle la Marseillaise ; en revanche, il est nouveau qu'on érige ces sifflets en un...

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