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Nos Lecteurs ont la Parole

Yes we can

Par Maria NASSER
C'est à une femme, une en particulier parmi tant d'autres, mais à une des plus emblématiques, des plus émouvantes, que j'ai pensé en premier à la vue des quatre généraux libres. Cette femme que je croise souvent dans les rues d'Achrafieh et qui semble encore si meurtrie dans sa chair et son âme avec son masque de douleur, sa démarche si fragile et son dos voûté. Elle, dont le fils a été si injustement et méticuleusement filé, menacé et harcelé par les services secrets pour finir par être froidement et sauvagement « endormi à jamais » au volant de sa voiture, un funeste mois de juin 2005. C'est à la mère de Samir Kassir que j'ai eu une pensée émue, à celle qui semble encore si déchirée par la perte inestimable de ce fils flamboyant et unique. C'est à elle et à toutes les mater dolorosa des martyrs de la révolution du Cèdre, mais aussi aux mères des héros du 7 août 2001. Celles qui ont vu leurs enfants, ce jour-là, bastonnés, bâillonnés, emmenés comme des criminels dans les fourgons de la honte par des commandos zélés syro-libanais pour finir emmurés dans les prisons. Leur seul tort était alors de croire dur comme fer en la liberté d'expression, en la liberté de manifester, et d'avoir le courage de défendre leurs idéaux face à l'hégémonie des sbires de la tutelle.
Révoltante, écœurante, il faut bien le dire, est la sortie des quatre généraux pour une grande partie d'entre nous, car pour beaucoup ils représentent, et c'est là leur moindre grief, l'ère infamante de l'Anschluss.
Mais le plus révoltant, et c'est là où le bât blesse le plus, est la réaction des médias du CPL le soir de cette libération, médias qui depuis des semaines se transforment lentement mais inexorablement en plateforme inoxydable de la démagogie, de la xénophobie, spécialisée dans l'incitation à la haine et qui, ce soir-là, ont atteint des sommets himalayens de cynisme et d'arrogance.
« Je veux laver les cœurs », avait pourtant dit le Général, en écho à son voyage controversé et surréaliste en Syrie, et même « ouvrir une nouvelle page ». Va pour tous les projets de lessive qu'il veut, mais n'est-il pas plus urgent, plus salvateur et plus crédible pour le pays de pacifier ses rapports avec l'autre branche indissociable de son peuple au lieu de déterrer les morts, de rouvrir en permanence les plaies d'un passé qu'on veut à jamais cicatrisées, et ce par médias et documentaires racoleurs interposés ?
« Je pardonne aux généraux », martèle le Général, passé maître dans l'art de l'esquive, de la mauvaise foi, et oubliant que le pardon - une fois demandé par le bourreau, et là ce n'est vraiment pas le cas mais le contraire - doit être accordé par la victime et elle seule. Que s'est-il passé pour que volent en éclats tous les principes d'hier, pour devenir des as des retournements spectaculaires de vestes et pour fouler aux pieds et tronquer quotidiennement une histoire, notre histoire commune avec ses sacrifices, ses frustrations, ses souffrances et ses espérances face à l'hégémonie ?
J'en veux à mon frère aouniste. Je lui en veux pour sa mémoire devenue si sélective. Je lui en veux pour cette faculté démente de contourner l'histoire, de détourner les faits et d'occulter et banaliser des événements fondateurs.
Je lui en veux terriblement de cautionner un parti théocratique et de l'aider à se hisser triomphalement au Parlement, lui offrant la possibilité inespérée de légiférer et d'imposer des lois aux antipodes de mes aspirations.
Je lui en veux de croire et de me faire croire qu'un simple document d'entente me protégera de l'ire de ce parti le jour où nos intérêts ne se croiseront pas, ou plus -l'histoire m'a malheureusement déjà donné raison.
Je lui en veux de critiquer le patriarche maronite, symbole incontournable de notre communauté et de notre résistance, et de vouloir le cantonner à un rôle strictement clérical alors que ses propres alliés sont des hommes de Dieu, qui déclarent des guerres saintes sans aucun préavis, se saoulent de victoires divines fantômes et soufflent le chaud et le froid sur l'avenir de nos enfants. J'aimerais en passant lui rappeler le rôle incontesté et déterminant joué par le pape Jean-Paul II, chef de l'Église catholique, dans la chute du communisme lorsque son pays natal, la Pologne, ployait aussi sous le joug de Moscou, et surtout son indiscutable soutien d'alors à Lech Walesa et Solidarnosc, symboles de la résistance face au général Jaruzelski.
Je lui en veux car après avoir combattu férocement les Forces libanaises étiquetées milices chrétiennes, avec les dommages collatéraux énormes qu'on connaît, au nom de la centralisation des armes et de la primauté de la légalité, le voilà qui cautionne et même revendique le droit aux armes d'un parti chiite jihadiste, à projet supranational et aux visées politiques totalement divergentes des miennes.
Je lui en veux de valider à but électoral un arsenal des plus sophistiqués, un parti qui affiche fièrement son affiliation à une république islamiste des plus radicales et qui exige et obtient, par la force s'il le faut, des passe-droits et des privilèges sécuritaires, économiques, militaires, financiers et politiques.
Je lui en veux de dénoncer, à juste titre et c'est tout à son honneur, le clientélisme galopant pour s'allier par la suite aux plus grands caïds de ce fléau. Je lui en veux de vilipender le féodalisme ancestral qui nous gangrène pour mieux y succomber ensuite et asseoir neveu et autre gendre.
Je lui en veux, moi aouniste farouche de la première heure et même d'avant l'heure mais terriblement déçue depuis, de critiquer si sauvagement les Forces libanaises bien que ces derniers, de tous les seigneurs de la guerre, il faut le reconnaître, aient payé le plus lourd tribut dans leur chair, leur dignité, leur statut et aient opéré le plus salutaire des virages : celui de l'État et des institutions. Je lui en veux de me jeter dans des guerres et des croisades qui ne me concernent pas, des façons de gouverner, de négocier, de s'imposer qui ne me ressemblent pas. Où sont passés nos rêves, nos idéaux, nos projets pour un Liban pacifié et surtout pluriel et libre de toute tutelle - encore moins iranienne que syrienne ? Embraser Beyrouth et la montagne un 7 mai 2008, assiéger le Sérail, asphyxier le centre-ville pendant 18 mois, jeter sur les chemins du chômage ou de l'exil toute une génération, est-ce là les valeurs pour lesquelles nous nous sommes tellement battus ?
L'exclusion électorale inadmissible de juin 2005 due à l'accord quadripartite vaut-elle toutes ces volte-face, ces trous de mémoire monstrueux, ces grands écarts indigestes, ces pardons et ces satisfecit des plus douteux octroyés de la façon la plus légère aux plus hargneux de nos ennemis d'hier ? Vaut-elle cette diabolisation méthodique et féroce de Rafic Hariri, pourtant porté aux nues à sa mort ?
Pourquoi ce suivisme aveugle, ce jusqu'au-boutisme décadent, ce manque de recul et d'objectivité qui valide toutes les hérésies du chef, et lui donne une carte blanche pour faire l'apologie du Hezbollah et même de la Syrie - ah, le mythe des minorités dans ce monde de brutes sunnites, quelle supercherie... Il fallait y penser il y a vingt ans, tiens, et éviter tant de drames et de morts inutiles. La dernière victime du délire haineux n'est autre que le Tribunal international, avec, en passant, un certificat de bonne conduite et même d'innocence aux généraux... À quand le coup de grâce pour la 1559 ? Et la 1701 ? On croit rêver. Si le ridicule tuait, il aurait fait en ces temps beaucoup de victimes.
Mais il ne faut pas pour autant baisser les bras. Les États-Unis ont donné au monde la plus belle leçon de démocratie et de civisme en novembre 2008 en élisant contre toute attente comme président un Noir d'origine musulmane. Énorme pied de nez à tous les peuples qui les taxaient de xénophobie et de racisme. Ils se sont unis derrière un slogan galvanisant et ont su transcender leur histoire commune faite de ségrégation, de clivages, de conflits et de combats pour l'égalité. En 2002, les Français ont fait mieux encore. Lorsque, au deuxième tour de l'élection présidentielle, Jacques Chirac s'est retrouvé face à la bête noire des socialistes, Jean-Marie Le Pen, tous les dirigeants de tous les partis, surtout ceux de gauche, ont demandé à leur électorat de voter massivement pour le candidat gaulliste, quitte à lui assurer un second mandat. L'intérêt national qui exigeait la neutralisation de l'extrémisme primait sur tout. Jacques Chirac fut élu triomphalement avec un score de 82 pour cent. Du jamais vu sous les ors de la République. C'était l'esprit citoyen, l'unité et l'intérêt nationaux, la raison d'État face à la menace de l'extrémisme.
L'enjeu des élections du 7 juin est tout aussi crucial, si ce n'est plus. Arrêtons un instant de pleurnicher en disant que le Liban est un petit pays, que ses habitants ne sont pas maîtres de leur sort, que nous sommes victimes de la guerre des axes, et que c'est une malédiction dictée par notre histoire et notre géographie. Arrêtons cette victimisation chronique et ce délire de persécution. Le 7 juin 2009, ce n'est ni Obama, ni Netanyahu, encore moins Ahmedinejad ou Bachar qui cocheront les noms des législateurs que l'on mettra dans l'urne. Notre marge de manœuvre est beaucoup moins étroite que l'on ne croit. L'enjeu est d'autant plus exaltant que ce sont les chrétiens qui seront pour une fois les véritables décideurs et la pierre angulaire de ce scrutin historique. Ce rendez-vous fondateur repose sur nos épaules, et surtout sur nos consciences. Seront-nous les fossoyeurs de notre propre avenir sur cette terre ou, au contraire, les garants de notre pérennité ? Pourtant, à y voir de plus près, le choix n'est pas très cornélien : c'est soit une double tutelle perso-syrienne avec à la clef des escapades jihadistes intra et extra muros en tout genre avec notre aval ou pas, justifiées ou pas - ce n'est apparemment pas si nécessaire -, soit un État multiconfessionnel, pluriel, pacifié et surtout démilitarisé. C'est la violation des droits de l'homme, ou leur respect. C'est la liberté dans toute sa splendeur ou l'oppression dans toutes ses dérives. C'est la dictature du nombre, des armes et surtout des idéologies, ou la démocratie parlementaire. À ceux qui hésitent encore à voter, par rejet primitif et démagogue du sunnisme, qu'on tente de diaboliser à outrance en faisant un amalgame scandaleux et réducteur avec la Qaëda, j'aimerais les rassurer en attirant leur attention sur l'extraordinaire essor économique des pays du Golfe ou de l'Afrique du Nord, pays sunnites en général et formidablement visionnaires qui ont fait le pari définitif de la mondialisation et de la tolérance, et plus impressionnant encore, celui de la culture, de l'art et du savoir : la Sorbonne, le Louvre, le musée Guggenheim, le circuit de formule 1, le Centre des arts vivants, le Musée maritime, l'Opera Gallery, le Festival de cinéma européen... et autres centres et manifestations artistiques qui fleurissent dans les pays arabes. À ceux qui résistent par dépit ou déception, par manque de conviction, ou allergie chronique et parfois justifiée à l'un des ténors du 14 Mars, il faut leur rappeler que la raison d'État doit parfois prendre le pas sur les raisons du cœur et qu'entre deux choix, qu'on pourrait juger mauvais, il faut avoir le courage de faire celui qui nous paraît le moins douloureux mais le plus salutaire pour l'avenir. Ce vote est fondamental car il pourrait à long terme redéfinir ou refaçonner la part la plus intime, la plus personnelle, la plus précieuse car la plus sacrée de notre histoire : notre identité.
Il faut donc impérativement que la République triomphe de l'extrémisme, le 7 juin.
Car le 8, il sera trop tard.
Alors, « Yes we can »...
C'est à une femme, une en particulier parmi tant d'autres, mais à une des plus emblématiques, des plus émouvantes, que j'ai pensé en premier à la vue des quatre généraux libres. Cette femme que je croise souvent dans les rues d'Achrafieh et qui semble encore si meurtrie dans sa chair et son âme avec son masque de douleur, sa...

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