Ayn Wardé est le nom du village où se situe l'action et où se trouve la maison en porphyre rouge, personnage central de ce roman.
Les premières pages nous mènent sur le chemin de ce petit bourg « célèbre pour son patron Mar Nahra, saint protecteur de la vue, guérisseur souverain de la cataracte, ainsi que de la conjonctivite printanière ». Voilà, d'emblée, le ton est donné. Ce ton mi-figue, mi-raisin, décalé, déstructuré. Comme une femme qui porterait un fourreau noir des plus classiques, avec des Doc Martins rouges aux pieds.
À l'instar d'une caméra, l'œil de l'écrivain se promène sur la route, s'attarde sur un réfrigérateur rouge à Coca-Cola et sa tenancière xénophobe, sur un patron de station-service « qui garde en permanence un mouchoir blanc plaqué sur son encolure adipeuse pour en absorber la sueur ».
Mais attention ! Jabbour Douaihy n'est pas « un écrivain du village libanais ». Il fait d'ailleurs référence à cette catégorie de romanciers qui représentent le villageois comme étant bavard et accueillant. Non, chez lui, le paysan est curieux et instigateur par rapport aux étrangers, mais renfermé et magnanime sur ce qui le concerne lui-même.
Après la demeure « passablement décrépie » mais criblée d'antennes, l'auteur fait un gros plan sur les Baz, « grande famille de la bourgeoisie chrétienne sur le déclin ». Il s'agit, on l'aura compris, des habitants de cette fameuse maison. Des habitants un peu fêlés qui, lorsqu'ils ne se barricadent pas chacun dans son mutisme ou à son étage, vaquent à leurs occupations routinières. Julia à son crochet, Reda à ses échecs et Nohad à recevoir ses amies. Quand à Jojo, il s'initie à l'art d'esquiver les questions trop embarrassantes de sa pragmatique et autrichienne épouse.
Au plus fort des bombardements, les Baz n'acceptent pas de trouver refuge dans la cave. Pour ne pas descendre trop bas. Dans l'échelle sociale. Les récits, de guerre et de paix, se chevauchent en flash-back.
Tantôt épique ou intimiste, Douaihy excelle à raconter les destins individuels comme les fracas de l'histoire. En fin observateur de la nature humaine, il éclaire avec acuité et une grande empathie la personnalité de ses personnages, leurs ambitions, leurs faiblesses et leurs émotions ; poussés par le sens du devoir, un idéal moral ou la convoitise, capables de bonté comme de la plus extrême brutalité d'aliéner leurs semblables par le pouvoir et l'argent... Éternelle histoire, singularités de l'animal
humain.
Pour ce genre de roman, les critiques littéraires ont une formule toute faite : fresque sociale. Bourgeois, riches, paysans, parias se croisent et se décroisent.
Pas de doute, Douaihy maîtrise l'art du récit. Observateur féroce, lucide et sarcastique, il en manipule les ficelles avec une dextérité de marionnettiste. Il impressionne par sa fluidité, son sens du détail.
CQFD : c'est épais, c'est solide, c'est consistant. Rose Fountain Motel est à savourer comme il se doit avec les mets slow food. Une lecture rassasiante. Un roman tout simplement faramineux.
Bio-express
Jabbour Douaihy est né en 1949 à Zghorta. Professeur de littérature française à l'Université libanaise de Tripoli, traducteur et critique à L'Orient Littéraire, il compte parmi les grands acteurs culturels du pays. De 1995 à 1998, il participe aux côtés de Samir Kassir à l'aventure éditoriale de L'Orient Express. Ses premières œuvres de fiction se situent dans le nord du Liban. L'une d'elles, intitulée Equinoxe d'automne (I'tidal el-Kharif, 1995), a été traduite en français (AMAN-Presses du Mirail, Toulouse, 2000), ainsi qu'en anglais. En 2008, Jabbour Douaihy figurait parmi les six auteurs finalistes du Booker arabe pour Pluie de juin (Matar Houzayran, 2006, traduction à paraître en 2010 chez Actes Sud).
* La librairie el-Bourj (centre-ville, immeuble an-Nahar) accueille Jabbour Douaihy cet après-midi, à partir de 17h00, pour la signature de son ouvrage.
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