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Actualités - CHRONOLOGIE

Société Après la prison, il faut ramer à contre-courant pour vivre Patricia KHODER

Elles ont fait de la prison, durant de longs mois, durant de longues années. Elles auraient pu rester en liberté, ne pas endurer autant, mais il y a des choses que l’on ne peut pas changer. Il y a des crimes qui restent impunis, d’autres que l’on paie trop cher. Et après la prison, il faut encore endurer et ramer souvent à contre-courant pour pouvoir se refaire une vie. Alia et Dia sont deux femmes qui se rendent régulièrement au siège de l’association Dar al-Amal à Sin el-Fil. L’ONG s’occupe, entre autres, de la réinsertion des anciennes prisonnières. D’ailleurs, l’association a des antennes dans les prisons de femmes de Tripoli et de Baabda. C’est à la prison de Baabda que Alia et Dia – qui préfèrent ne pas dévoiler à la presse leurs véritables prénoms – ont rencontré des membres de Dar al-Amal qui les ont aidées à supporter les longues années de prison. Une fois la liberté retrouvée, l’association les aide aussi à faire face à la vie. Quand on voit Alia et Dia, on a du mal à imaginer que ces deux femmes ont été incarcérées. Et pourtant… Alia est une petite brune aux yeux verts. Elle est dynamique et souriante. Elle ne fait pas ses 43 ans. Elle raconte son histoire avec l’accent du Chouf. « J’ai passé sept ans, huit mois et treize jours en prison. Malgré tout ce temps, je ne m’y suis jamais habituée… Je suis sortie le 12 mai 2008 », dit-elle. C’est sans aucune hésitation dans la voix que Alia raconte son histoire. « Je suis originaire de la Montagne, où la dignité et l’honneur sont très importants… J’ai voulu laver mon honneur. J’avais 35 ans, j’ai rencontré un homme de 20 ans mon aîné. Il m’a demandé en mariage. J’avais passé ma vie à m’occuper de mes deux nièces, leur père ayant été tué durant la guerre, à la fin des années 80 ans. L’une avait deux ans et demi et l’autre deux jours… J’étais toute jeune, mais j’ai réussi à les élever… Donc je me suis fiancée, je rêvais d’avoir des enfants, de devenir une vraie maîtresse de maison, et puis quelques semaines après les fiançailles, cet homme m’a violée. Il a répété son viol quelques jours plus tard. C’était le premier homme que j’ai connu, il a menacé de tuer mes frères si jamais je parlais des viols ou si jamais j’essayais de le quitter… Quelques jours après le deuxième viol, il est venu chez nous. Je lui ai dit que je ne voulais plus de lui, je lui ai dit de partir, puis j’ai pris la kalachnikov de mon frère. Je n’ai pas voulu le tuer, je voulais le blesser à la jambe, mais l’arme était trop lourde, le coup de feu est parti un peu plus haut… Je l’ai tué, mais j’ai lavé mon honneur », dit-elle. Depuis sa sortie de prison, Alia, qui savait coudre et broder avant que sa vie ne bascule, travaille une fois par semaine à l’atelier de Dar al-Amal. Elle n’arrive pas à trouver un emploi. « J’étais secrétaire… Mais maintenant personne ne m’embauchera. Le travail a évolué en huit ans, et personne ne voudrait embaucher une quadragénaire qui a fait de la prison », indique-t-elle. Elle ne sait pas si elle doit voyager, mais peut-être qu’elle ira dans un pays arabe pour travailler. « Là-bas, ils ne demandent pas un extrait du casier judiciaire avant l’embauche. Mais si je pars, qui s’occupera de ma vieille mère et de mon père handicapé ? » demande-t-elle. Et comme pour se rassurer, elle ajoute : « Ma nièce, celle qui avait deux jours quand son papa est décédé, s’est mariée, elle va accoucher bientôt. Elle avait onze ans quand je suis entrée en prison. Elle m’a préparé une chambre chez elle. Elle veut que je sois avec elle pour l’aider à élever l’enfant. Elle me considère comme sa mère. » « J’ai réussi à bien m’intégrer en prison. Tout le monde était gentil avec moi. Les gardiennes me donnaient souvent des tâches à remplir, je supervisais le travail à la cuisine par exemple. Mais j’ai passé toutes ces années dans la souffrance. On ne s’habitue jamais », martèle-t-elle. Alia n’a plus de rêves. Elle souhaite juste qu’elle demeure en bonne santé. Pour elle, tout le reste est secondaire. Sans miroir Dia est rousse. Maquillée et les ongles soignés, elle a les sourcils tatoués et elle porte un sac de marque Tod’s, couleur vert pomme. Elle a passé un an et sept mois en prison. Dia était commerçante. Elle avait des magasins de vêtements. Elle a fait faillite. Dia n’était pas endettée à une banque mais à des créanciers qui prélèvent des intérêts quatre à cinq fois plus importants que ceux de la banque. « J’avais un magasin au Metn, j’ai voulu ouvrir à Beyrouth. Je n’avais pas une garantie pour pouvoir emprunter à la banque, j’ai donc vendu mon âme au diable… Mais j’aurais pu rembourser l’argent de tous ces créanciers si la guerre de juillet 2006 n’avait pas eu lieu, si la situation était stable au Liban. J’ai inauguré la boutique de Beyrouth à quelques jours de l’assassinat de Gebran Tuéni. Tout a stagné… Je me rappelle que quelques mois avant la guerre de juillet, j’ai voulu fermer la boutique de Beyrouth, déposer le bilan. Mes voisins commerçants m’ont encouragé à garder le magasin de la capitale, me disant qu’il y aura des touristes arabes en été, que je gagnerai le retard de tous les mois écoulés. Mais il y a eu la guerre… », dit-elle. Dia, qui aura cinquante ans dans quelques semaines, indique : « J’ai été trop ambitieuse peut-être. Mais j’ai vraiment cru que je pouvais réussir. Je n’ai jamais échoué de ma vie et en prison, j’ai surtout pensé à l’échec. Je n’ai jamais pensé que ce serait aussi dur. » Ce qui lui a fait tenir le coup derrière les barreaux ? Sa foi en Dieu qui est devenue plus grande, et son fils âgé de 22 ans qui est parti au Canada quand elle a été emprisonnée. « Les premiers mois en prison, on est dans un état second, puis on s’adapte », dit-elle. Ses larmes coulent quand elle parle des détails qui font douce la vie des femmes et qui manquent horriblement en prison. « On n’a pas le droit d’avoir un miroir… On ne peut pas voir son propre reflet… On avait accès à un petit miroir une fois par semaine pour s’épiler les sourcils. J’ai pris dix kilos en prison parce que je ne me voyais pas. Mais tous les matins, je m’habillais convenablement, je me brossais les cheveux, je faisais ça pour moi et pour les autres prisonnières car après tout, en prison, on devient le reflet de l’autre, et une image soignée remontait le moral des autres femmes. En prison, on ne peut pas se maquiller ou porter de hauts talons… », raconte cette femme élégante qui vendait dans sa boutique des articles importés de France, d’Italie, de Turquie et du Brésil. Dia, qui est sortie depuis à peine deux mois de prison, soupire : « Je n’ai plus rien. Plus de vie. Ma vie a été empaquetée dans des caisses tout à fait comme c’est le cas de mes affaires… C’est que quand je suis entrée en prison, j’ai perdu ma maison. Ma famille a rangé mes affaires, mes vêtements, mes sacs, mes chaussures, mes tapis, mes meubles… Tout a été empaqueté et déposé dans diverses caves… Je ne retrouve plus rien. » Dia vit actuellement entre la maison de ses parents et celle de sa sœur. « J’étais quelqu’un qui recevait beaucoup, maintenant je n’ai plus de chez-moi. Je me demande comment on peut rester digne dans une telle situation. Je n’ai plus de voiture, et à chaque fois que je prends le taxi-service, je trouve que la vie est drôlement faite », dit-elle. Elle explique : « À quoi pense un chauffeur de taxi-service quand il voit une femme comme moi monter à bord ? Il doit imaginer de beaux scénarios ; il ne sait certes pas que j’ai fait de la prison, que j’ai tout perdu et qu’il est bien sûr plus heureux que moi. » Dia indique qu’elle ne veut plus jamais avoir sa propre entreprise. Elle préfère désormais être employée. Actuellement, elle vivote en vendant ses propres affaires, notamment ses meubles. Elle a un espoir, « garder la santé », et un plan : rejoindre son fils unique à l’étranger. Elle veut « rattraper avec lui le temps qu’elle a perdu en prison et tout ce qu’elle lui a fait endurer alors qu’elle était derrière les barreaux », dit-elle
Elles ont fait de la prison, durant de longs mois, durant de longues années. Elles auraient pu rester en liberté, ne pas endurer autant, mais il y a des choses que l’on ne peut pas changer. Il y a des crimes qui restent impunis, d’autres que l’on paie trop cher. Et après la prison, il faut encore endurer et ramer souvent à contre-courant pour pouvoir se refaire une vie.
Alia...