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Actualités - ANALYSE

Analyse Le seul projet d’avenir au Liban : l’individu Michel HAJJI GEORGIOU

« Nous allons essayer de construire un État, en espérant que peut-être, un jour, nous parviendrons à fonder une nation. » Cette phrase date de la fin des années 50. L’auteur en est un commandant en chef de l’armée, Fouad Chehab, alors fraîchement élu président de la République, qui s’adressait ici à un jeune avocat extraordinaire promis à devenir plus tard l’un des plus grands, sinon le plus grand ténor de la diplomatie libanaise de tous les temps. Dans son souhait, Chehab ne se fait pas d’illusions : il connaît toute la complexité du problème libanais, toutes les contradictions qui empêchent le fonctionnement des institutions que le mandat a laissées derrière lui. La crise de 1958 vient de montrer à quel point le Liban peut être fragile dans la tourmente régionale, comment l’État peut se désintégrer dans un tourbillon de violence, se morceler autour de figures charismatiques fascinantes, et comment enfin les masses peuvent se retrouver embrigadées. Évidemment, les propos du président Chehab sont fils de leur temps. Il n’est plus question aujourd’hui d’apposer le concept fusionniste de « nation » à la formule libanaise. Le temps des idéologies totalisantes et totalitaires est révolu, et chaque groupe communautaire est soucieux de sa spécificité. D’autant que les communautés en tant qu’esprits de corps porteurs d’une revendication politique sont devenues en elles-mêmes oppressantes, opprimantes. Le Liban a découvert, progressivement, grâce à des politologues comme Théo Hanf ou Antoine Messarra, entre autres, qu’il fait partie d’un ensemble de pays pluralistes de type consociatif, où le modèle jacobin de l’État-nation ne peut s’imposer, où le consensus reste fondamental. Les mentalités ont évolué et le principe de décentralisation administrative a été consacré, depuis, par l’accord de Taëf. Cependant, les propos de Fouad Chehab ne sont en rien dépassés. Le Liban a toujours besoin d’un projet qui lui fait défaut, d’une vocation qui continue de lui échapper. Et pour cause : la vision ne peut être que commune. Or les visions idéologiques des années 1970 ont débouché sur une guerre fratricide et destructrice nourrie par l’extérieur et qui s’est soldée par l’effondrement total de l’État. Aujourd’hui, le conflit sectaire qui ravage le pays est venu avorter encore une fois un printemps beyrouthin générateur de souveraineté, qui aurait pu déboucher sur un autre Liban, plus moderne, plus civil. Là où le bât blesse, c’est que la priorité a toujours été donnée au groupe. La récurrence, qui est devenue meurtrière, c’est que l’individu n’arrive pas à s’exprimer enfin, dans ce magma communautariste, comme aboutissement ultime d’un projet politique. C’est peut-être à ce niveau qu’il faut se poser de véritables questions au moment où la notion même d’État, en Occident, commence à être considérée comme périssable, et où Spinoza, qui percevait l’État comme un concours d’intérêts privés dans un espace-temps déterminé – donc un phénomène circonstanciel pur – est de nouveau au goût du jour. La guerre de 1975-1990 a détruit l’État. L’occupation syrienne l’a asservi et instrumentalisé, reléguant les institutions au rang d’outils de domination. Voilà maintenant que le printemps de Beyrouth consacre de nouveau la prééminence de l’État féodal, l’État des zaïms qui utilisent la revendication identitaire communautaire comme facteur de mobilisation et d’embrigadement. Or le Printemps de Beyrouth aurait dû marquer une rupture, pas une consolidation de la tradition. Il ne devait pas, en principe, constituer une révolution conservatrice, mais une évolution substantielle. Cela n’a jusqu’à présent pas été le cas. Au contraire, c’est aujour-d’hui le principe des documents binaires qu’on essaye de faire passer pour le principe moderne et évolutif, alors qu’il s’agit, au meilleur, d’un retour à une pâle copie de 1943, soit un bond de plus de 60 ans en arrière ! Il est difficile de comprendre autrement les propos de Hassan Nasrallah lorsqu’il affirme, dans son allocution télévisée de mardi, que les résolutions de la première conférence de dialogue de mars 2006 ne sont rien d’autre qu’« une copie de ce qui se trouvait déjà dans le document d’entente entre le Hezbollah et le CPL », signé quelques semaines plus tôt en février. Mais le chef du Hezbollah va plus loin, en soulignant que toutes les crises auraient pu être évitées si toutes les autres parties avaient rejoint ce document, et reconnu donc, en quelque sorte, son caractère fondateur de la nouvelle république. Voilà comment, dans le Liban d’aujourd’hui, deux mouvements politiques décident à eux seuls de fonder un nouveau pacte et un nouvel État, fondé sur une alliance politique tributaire d’intérêts mutuels, et qu’ils cherchent à l’imposer aux autres par tous les moyens, y compris par la force ! L’allégeance ici au « nouvel État » ne se fait même plus par consentement : nous sommes dans le modèle de l’unité allemande à la Bismarck. Or il est inutile de rappeler ce que ce modèle a eu comme conséquence, non seulement au niveau de la Prusse, mais du monde entier. L’on se contentera de dire qu’il a généré un déchaînement incomparable de violence dans le monde... et qu’il a enfanté Hitler. Le Liban ne peut aller dans ce type de modèle, dans cette rythmique impossible. En politique, pour reprendre Julien Freund, c’est l’ennemi qui aide son rival à se définir, par antithèse. Or dans le registre symbolique, l’antithèse du projet du Hezbollah, c’est l’individu. À présent focalisé sur les législatives, le 14 Mars se trompe s’il pense pouvoir triompher d’une dynamique ultracommunautaire, ou même martiale, par effet de mimétisme. La seule résultante d’un effet mimétique serait une montée des extrêmes qui conduirait encore une fois à la violence et à la victoire du Hezbollah : « l’imitateur » aurait en effet du mal à triompher du modèle original. Il ne faut pas se tromper. Le projet d’avenir, ce n’est pas les communautés, ce n’est plus les droits et les craintes des groupes, qui restent, certes, fondamentaux. Le projet, c’est l’individu en tant que finalité : ses droits, sa liberté, sa sécurité, son avenir. Sans l’individu, il n’y a plus d’État ni de pays. Sans individu, il n’y a même plus de communauté. L’individu n’est pas un chiffre dans un sondage partisan, ou un porte-drapeau lors d’une manifestation. L’État ne pourra exister que dans une conjonction totale avec l’individualité, et donc la citoyenneté. Or la citoyenneté n’a pas d’espace propre aujourd’hui, tous les espaces étant communautarisés à outrance. Si le projet du 8 Mars n’a que faire de cette vision de l’homme, qu’au moins, au sein du 14 Mars ou ailleurs, l’on commence à la mettre en pratique. En définitive, ce ne sont jamais les communautés ou les zaïms, auxquels les individus de tous bords sont désormais réduits à cette fameuse table de dialogue, qui subissent les revers des échecs successifs. N’est-ce d’ailleurs pas le rôle primordial des institutions, et de la Chambre des députés en particulier, de représenter en principe les citoyens et de faire la politique, responsabilité oblige ? Non. On a beau vouloir faire mine de l’oublier, mais c’est toujours le citoyen qui paie les pots cassés.
« Nous allons essayer de construire un État, en espérant que peut-être, un jour, nous parviendrons à fonder une nation. » Cette phrase date de la fin des années 50. L’auteur en est un commandant en chef de l’armée, Fouad Chehab, alors fraîchement élu président de la République, qui s’adressait ici à un jeune avocat extraordinaire promis à devenir plus tard l’un...