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Actualités - OPINION

IMPRESSION Balancelles

Il y en avait partout. Sur tous les balcons, dans tous les jardins, même en ville. Le grincement familier des balancelles aura rythmé mon enfance. Qu’avait-on à l’esprit quand on faisait l’acquisition de cette lourde banquette suspendue, tendue d’une toile de bâche imprimée de motifs bruyants?? L’auvent inclinable qui surmontait la balancelle était parfois agrémenté de franges, ce qui lui donnait l’air d’un palanquin. Contrairement à ce que croyaient les enfants, l’engin ne servait pas à se balancer. Juste à bercer son ennui, les longues après-midi d’été, à l’heure où, émergeant à peine de la sieste, les adultes venaient s’affaler. Les yeux bouffis et la voix rauque, ils réclamaient leur café. Passait alors, d’une ponctualité aristocratique, le marchand de kaak qui sonnait le goûter en ventant ses galettes. La voix nasillarde qui déclinait le boniment – la même qu’affecte la profession depuis des lustres – fendait la brume accumulée par la chaleur du jour. Alors les voisins affluaient à pas lents, entraient sans sonner – la porte était toujours ouverte – et venaient s’aligner pour observer le coucher du soleil, seule distraction du moment. Devant la balancelle, tables-haricot à la Royère, souvent bancales, souvent rouillées, où trônaient la cafetière émaillée et le saladier Duralex rempli de fruits, pommes, poires, pêches, prunes, raisin selon la saison. Couteaux, Kleenex, c’étaient toujours les mêmes qui se dévouaient pour découper, éplucher, présenter les quartiers à la ronde sur leur pouce fendillé?: Mange?! On comparait les prunes de Linda et celles de Joséphine, les unes plus juteuses, les autres plus parfumées. Les pommes laissaient parfois apparaître un ver tout intimidé de voir le jour, mais dont la présence ne surprenait personne. Les vers ont disparu depuis. Pendant ce temps, la balancelle équipée de trois paires de jambes grinçait en La mineure un semblant d’opinion. S’il prenait à quelqu’un de changer la cadence, une tasse se renversait rompant la quiétude de l’heure. C’était alors comme un branle-bas sur le pont d’un esquif pris dans la bourrasque. La tache brune du marc se faufilait dans les couleurs acidulées de la toile, assombrissait les fleurs du motif, moins arrogantes pour le coup. On nettoyait avec méthode. Certains recommandaient de frotter, d’autres de tapoter. Eau plate?? Eau savonneuse?? Détergent?? Savon du pays?? L’opération prenait son temps. On avait la vie devant soi jusqu’au soir, et l’événement de la journée venait d’avoir lieu. On recouvrait d’un chiffon, on se rasseyait, le grincement reprenait, soutenu d’abord puis de plus en plus lent. Au scintillement de la première étoile, chacun rentrerait chez soi. On ne remplace plus les balancelles. Les carreaux gardent encore les traces de rouille et d’ennui de leurs ressorts surmenés. Dans les coins défraîchis où flotte leur âme de fer, je crois encore entendre ce violoncelle fêlé qui ne jouait qu’une ou deux notes. Avec le chant des cigales, le paisible opéra de l’été. Fifi ABOU DIB
Il y en avait partout. Sur tous les balcons, dans tous les jardins, même en ville. Le grincement familier des balancelles aura rythmé mon enfance. Qu’avait-on à l’esprit quand on faisait l’acquisition de cette lourde banquette suspendue, tendue d’une toile de bâche imprimée de motifs bruyants?? L’auvent inclinable qui surmontait la balancelle était parfois agrémenté...