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Actualités - CHRONOLOGIE

THÉÂTRE - « Le rêve d’un homme ridicule » de Dostoïevski, traduit et mis en scène par Talal Darjani* Le cauchemar d’un monde meilleur Maya GHANDOUR HERT

Le metteur en scène Talal Darjani s’attaque à une œuvre de la littérature russe aussi déroutante que riche. Il s’agit du « Rêve d’un homme ridicule » de Dostoïevski, que l’homme de théâtre libanais a adapté et mis en scène sur les planches du théâtre du Centre culturel russe. Une plongée de plain-pied dans l’univers d’un homme extralucide qui a fait un rêve (un cauchemar ?) à l’issue duquel il se voit investi d’une mission : prêcher la renaissance et la vie par-delà l’ironie du destin des hommes. Jusqu’au 3 mai, avec Houssam el-Sabbah, Sandra Mehem et Camille Youssef. Un air de contrebasse triste et accablant s’abat comme une chape de plomb sur une scène où sont allongées trois silhouettes vacillantes. Des tôles de fer, deux planches en bois mises en équilibre comme une balance et des cartes à jouer éparpillées au sol. Voilà les éléments du décor qui, au fur et à mesure de la représentation, se transformera par un procédé mécanique très ingénieux manipulé par les acteurs. L’on verra ainsi se monter et se démonter, comme par miracle, sans qu’on y fasse grande attention, un pont, un plongeoir, un toboggan… « Je suis un homme ridicule. Maintenant, ils disent que je suis fou. Ce serait une promotion, s’ils ne me trouvaient pas toujours aussi ridicule », lance un homme d’un certain âge, entre deux rires étouffés et étouffants. Désespéré de la vie, l’homme ridicule décide de se suicider. Au moment de se tirer une balle dans la tête, il rencontre une petite fille en haillons, écrasée par le chagrin et qui l’appelle à l’aide au détour d’une rue déserte. Rentré chez lui, l’homme ridicule, insomniaque, plonge dans un profond sommeil et rêve qu’il vient d’accomplir son suicide. Il se retrouve sur une terre paradisiaque, au sein d’une communauté humaine appartenant à l’âge d’or. Un monde où aucun péché n’existe, ni violence, ni cruauté, ni avidité, rien de tout cela. L’humanité innocente fait la fête au désespéré. Elle veut l’apaiser et le guérir. Notre homme en est ébloui jusqu’au moment où il dépose ici et là dans cette nouvelle contrée idyllique des graines d’envie, de jalousie, de cupidité... L’humanité innocente découvre alors le malheur et la souffrance dans le chaos d’une lutte fratricide. C’est un bouleversement, ce nouveau monde décline à grande vitesse et l’homme ridicule, si cela le fait rire au début, s’en trouve très vite contrarié. Au moment où il veut s’offrir en crucifixion, il se réveille, décide de célébrer la vie et de prêcher « la » vérité… Avec une seule revendication : celle d’un monde meilleur qui ne peut exister que si les hommes s’aiment les uns les autres. Paru en 1876, Le rêve d’un homme ridicule est l’un des derniers contes de Dostoïevski. Il exprime la quintessence de la culpabilité, des contradictions de la responsabilité individuelle et de l’envie de vivre. Est-ce l’énergie du désespoir qui pousse un auteur à écrire « aimez-vous les uns les autres » ? Derrière cette idée rebattue, naïve, ringarde, se cache une pensée rebelle et ambitieuse, à contre-courant d’un monde où l’indifférence, l’individualisme et l’injustice règnent en toute impunité. Alors, comment prêcher dans un monde sourd ? « Je suis un homme ridicule », clame Houssam el-Sabbah. C’est à l’évidence un homme torturé qui parle. Il se tord, se trémousse, piétine, le regard torve, la bouche figée, crispée, qui bave, l’œil noir et rouge larmoyant, le cheveu long et la barbe hirsute, plus poivre que sel. Son oraison s’adresse au public, il balance les mots et les éparpille dans un flux incessant qui finit par rendre hystérique. Le langage est châtié, posé, il semble ne parler qu’à lui, mais nous prend cependant régulièrement à témoin. Comme pour avoir le dernier mot sur le monde... On trouve également dans ce récit la notion d’implication de tout être humain dans le devenir de l’humanité, notion pour le coup bien chrétienne, mais où Dostoïevski modère la donne en plaçant le narrateur comme source du péché originel et origine de la dépravation du monde, monde que cet homme, tellement à bout de nerfs, veut quitter par le suicide. « Petit à petit, je me suis convaincu qu’il n’y aurait jamais rien non plus. À ce moment-là, d’un coup, j’ai cessé d’en vouloir aux hommes, et je ne les ai presque plus remarqués. » Ce choix surprend par le fond et par la forme : propulser un simple quidam à l’aube de l’humanité, dans cet Eden maintes fois évoquées, et le rendre responsable du désastre, de notre désastre, c’est quand même osé. Voilà en tout cas une pièce qui marque par la clarté de son style, la profondeur des réflexions du narrateur, et un ton on ne peut plus actuel : « Sur notre terre, nous ne pouvons vraiment aimer qu’avec la douleur, et seulement par la douleur ! Sinon, nous ne savons pas aimer, nous ne connaissons pas d’autre amour. Moi, pour aimer, je veux de la douleur. Je veux, j’ai soif, là, maintenant, en m’inondant de larmes, de n’embrasser que cette terre que j’ai quittée, et je ne veux pas de la vie, je ne l’accepte sur aucune autre !... » Amen. (*) Jusqu’au 3 mai. À 20h30 précises (fermeture des portes à 20h15). Tél : 01/790212.
Le metteur en scène Talal Darjani s’attaque à une œuvre de la littérature russe aussi déroutante que riche. Il s’agit du « Rêve d’un homme ridicule » de Dostoïevski, que l’homme de théâtre libanais a adapté et mis en scène sur les planches du théâtre du Centre culturel russe. Une plongée de plain-pied dans l’univers d’un homme extralucide qui a fait un...