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Actualités - OPINION

Requiem pour une Constitution assassinée

Il y a des limites qu’il ne faut pas dépasser, non par peur d’une sanction, mais par crainte de l’irréparable. La Constitution libanaise se meurt, et avec elle les institutions qu’elle est censée organiser et les citoyens dont elle doit protéger les droits et libertés fondamentaux. De quoi s’agit-il, aujourd’hui ? Des échos ébruités dans la presse et des déclarations de certains parlementaires, il apparaît que ce qui est à l’ordre du jour est simplissime : puisque l’article 49 de la Constitution ne peut pas être modifié, autant l’ignorer, au risque de porter le coup de grâce à notre Constitution déjà mal en point. Si l’article 49 ne peut pas être modifié… Le troisième alinéa de l’article 49 prohibe expressément l’élection à la présidence de la République des « fonctionnaires de première catégorie ou ceux qui leur sont assimilés dans toutes les administrations publiques, institutions publiques et autres personnes morales de droit public (…) durant l’exercice de leurs fonctions et même durant les deux années qui suivent leur démission et la cessation effective de leurs activités ». Ce texte est clair et n’appelle aucune interprétation. Il fixe ce qu’on appelle en procédure un « délai d’attente », par opposition au « délai d’action » : il est interdit de prendre certaines mesures avant l’expiration du premier (c’est donc le cas de cet article 49), alors qu’il faut prendre certaines mesures avant l’expiration du second (c’est le cas de l’article 73 qui impose que l’élection présidentielle se déroule endéans un délai déterminé, aujourd’hui expiré). La clarté du troisième alinéa de l’article 49 n’en autorise qu’une seule lecture : le fonctionnaire visé doit attendre deux ans après la cessation de ses activités pour être éligible à la magistrature suprême. Au fait de leur puissance, les forces extérieures qui occupaient le Liban prenaient la peine, quand elles voulaient imposer une lecture différente de ce texte, de respecter la forme en procédant, même de manière musclée et dernièrement en violation de la résolution 1559 (2005), à son amendement pour en permettre le contournement. Aujourd’hui, pour pouvoir transgresser l’interdit édicté dans ce troisième alinéa, en vue d’élire le commandant en chef de l’armée à la présidence, il faudrait procéder à un amendement du texte (pour une « seule fois ! ») ou tout simplement l’abroger comme le prônent les derniers des puristes qui relèvent, à raison, que ce texte qui est modifié à chaque élection présidentielle n’a plus de raison d’être. Or, pour procéder à la modification (ou même à une interprétation formelle), encore faut-il pouvoir le faire, ce qui ne semblerait pas être le cas pour deux raisons au moins : d’une part, parce que l’article 75 considère que le Parlement constitue actuellement un collège électoral et non une assemblée délibérante et « doit procéder uniquement… à l’élection du chef de l’État » et, d’autre part, parce que l’article 77 impose l’intervention du gouvernement à une étape du processus et que l’actuel gouvernement, n’étant pas reconnu par certaines factions, n’est pas en mesure de remplir sa part du contrat. La somme des deux négations découlant des articles 75 et 77 fait toujours une négation : l’article 49 ne peut pas être modifié (ni interprété), ce qui, en d’autres temps ou sous d’autres cieux, aurait conduit les parlementaires à le respecter (pour une fois). Mais la conséquence de cette impossibilité semble être la perpétuation du blocage politique, ce qui a poussé certains hommes politiques à procéder à de l’« ingénierie constitutionnelle » (comme d’autres font de l’ingénierie financière) en proposant des solutions qui, si elles sont créatives, sont dangereuses car portant en elles les germes d’une élection inconstitutionnelle. Ce qu’ils ont proposé dernièrement dépasse la modification du troisième alinéa, et même son interprétation : il s’agit tout simplement d’occulter ce texte. …il peut être ignoré ! L’idée suivante vient d’être avancée : si l’inopportun troisième alinéa de l’article 49 ne peut pas être modifié, il peut ne pas être appliqué. En droit privé, il existe bien des clauses « réputées non écrites », alors pourquoi pas en droit constitutionnel. Il suffirait donc au Parlement de se réunir et de fermer les yeux sur cet alinéa, pour que le problème soit résolu ; l’article 49, alinéa 3, n’existant plus l’espace de quelques minutes, l’élection d’un fonctionnaire de première catégorie deviendrait possible. Puis, une minute après l’élection, ce texte reviendrait à la vie, en attendant la prochaine élection. Et comme il faut bien justifier ce passager aveuglément de l’auguste Assemblée nationale, les auteurs de cette proposition considèrent que l’alinéa en question ne s’appliquerait pas parce que l’élection présidentielle se déroule en dehors du délai fixé à l’article 73, c’est-à-dire après l’expiration du mandat du président sortant, le 24 novembre 2007. Le fait que ce délai ait expiré, et c’est cela qui rendrait le troisième alinéa de l’article 49 « invisible », permettrait d’écarter d’autres délais prévus dans la Constitution (par contagion ? Par souci de traitement égalitaire ?!) dont, précisément, l’inopportun délai des deux ans prévu dans ce troisième alinéa, lequel serait considéré comme « déchu » (« saqet »). Pour rappel, cette notion de déchéance avait été utilisée par l’opposition pour pouvoir qualifier l’actuel gouvernement d’illégitime dans le cadre des manœuvres en cours depuis le mois de novembre 2006 (voir, dans ces mêmes colonnes, notre article du 21 avril 2007 intitulé De la légalité du gouvernement du président Fouad Siniora). En d’autres termes, parce que le délai d’action fixé à l’article 73 a expiré, le délai d’attente fixé à l’article 49 ne s’appliquerait plus (par « déchéance ») … Par extrapolation, l’exemple venant du haut de la pyramide et la Constitution étant la règle suprême, il suffit donc à l’humble citoyen, contraint d’agir endéans un délai déterminé, de laisser ce délai expirer pour qu’il soit libéré de son obligation. Il ne lui est plus besoin d’attendre des textes de loi qui suspendent ou interrompent parfois les délais, comme ce fut le cas tout récemment après la guerre de juillet 2006 qui a poussé ce même Parlement à adopter, le 8 décembre 2006, une loi suspendant les délais légaux, judiciaires et contractuels. Ce citoyen, trop heureux de l’aubaine du sort ainsi fait à l’article 49 de la Constitution, ne demandera jamais pourquoi il a fallu un texte de loi pour suspendre les délais qui lui sont applicables et qu’il n’en est pas fallu un pour suspendre ou déchoir les délais constitutionnels. Il reste qu’il serait intéressant de voir comment, d’un point de vue formel, les auteurs de cette proposition estiment pouvoir procéder. Vont-ils proposer un texte interprétant les articles 49 et 73 dans ce sens, au risque de retomber dans le double problème de l’impossibilité de modifier et d’interpréter la Constitution ? Vont-ils se contenter de faire consigner cette interprétation dans le procès-verbal de la séance électorale ? Ou suffirait-il de prier les 128 parlementaires, à un moment précis de cette séance, de fermer de concert leurs 256 yeux vigilants pour ne plus voir l’article 49 ? Coup de grâce porté à la Constitution Quoi qu’il en soit, cette opération pourrait bien être le coup de grâce porté à notre Constitution de 1926, maintes fois suspendue, modifiée, rapiécée, violée, contournée, détournée, et qui est aujourd’hui tellement fatiguée, usée jusqu’à la trame, qu’elle s’éteint sous nos yeux, à plus de quatre-vingts ans, au bout d’une vie qui n’a jamais été facile ni honorable. Comme un vieillard qui a toujours eu le ressort de se rétablir après les coups du sort, mais qui, soudain, perd l’envie de se battre et s’effondre brutalement, notre Constitution semble avoir perdu l’envie de vivre. Comment croire que le Liban, libéré, en 2000 et 2005, de toute présence militaire extérieure, pourvu d’une majorité parlementaire claire issue des premières élections libres, dirigé par un gouvernement pour une fois démocratiquement constitué et fermement appuyé par une communauté internationale unanime et enthousiaste, en soit arrivé là ? Sommet de la pyramide de l’ordre juridique, « source des sources » selon M. Louis Favoreu, la Constitution organise les institutions de l’État, leur mode de fonctionnement et de coopération, et elle garantit les droits et les libertés fondamentaux des citoyens. Les attaques incessantes dont elle a été la cible depuis 2005, durant une période où elle était en droit à plus de quiétude après la fin des occupations militaires, ont été les plus violentes, mais elle pourra toujours se consoler en se disant qu’elle est morte des mains des seuls Libanais. Il suffit d’avoir en mémoire que, durant les deux années écoulées, la règle du jeu électoral n’a pas été respectée et la minorité parlementaire n’a jamais accepté les résultats des urnes ; des députés et des ministres (appartenant tous, sans aucune exception, à la majorité) ont été assassinés et leur remplacement a longtemps été bloqué ; un quorum des deux tiers a été édicté là où il n’y en a pas, pour paralyser la majorité ; le Conseil constitutionnel a été paralysé ; le Parlement a été empêché de se réunir durant plus d’un an et sa porte physiquement fermée face aux représentants de la nation ; la propriété privée et le domaine public ont été occupés et saccagés en plein cœur de Beyrouth ; le monopole de la force et de la contrainte de l’État a été violé, aussi bien sur le territoire national qu’à travers les frontières internationales ; le budget n’a pas été voté depuis des années ; etc. Trop long est le décompte des dispositions constitutionnelles ainsi saccagées, et avec elles les illusions. L’essentiel des règles relatives à la composition des institutions de l’État libanais ne figure pas dans le texte de la Constitution, soit parce que relevant d’un quelconque « pacte » oral ou se mijotant dans d’obscures réunions bilatérales ou multipartites, soit parce que se trouvant dans la rue aux mains de ceux qui détiennent les armes face à leurs concitoyens désarmés. Le droit n’est pas seulement une question de règles et de sanctions ; c’est surtout une question de mœurs. Si la règle n’est pas acceptée ou si elle l’est seulement quand elle est opportune, il n’y a pas de droit. La dégradation des mœurs a pour conséquence que ce n’est plus une crise constitutionnelle que notre pays traverse, pareille crise pouvant être résolue par une révision constitutionnelle profonde (et pas seulement cosmétique), par une refonte complète du texte ou même par la rédaction d’un nouveau texte pour une nouvelle république ; c’est une véritable crise existentielle qu’il vit, dont l’agonie de la Constitution ne constitue que l’un des symptômes. Du train où vont les choses, ce n’est plus d’ingénierie constitutionnelle que le Liban aura besoin, mais d’une médecine d’urgence ou… de l’extrême onction. Nasri Antoine DIAB Avocat à la Cour et professeur à la faculté de droit de l’Université Saint-Joseph
Il y a des limites qu’il ne faut pas dépasser, non par peur d’une sanction, mais par crainte de l’irréparable. La Constitution libanaise se meurt, et avec elle les institutions qu’elle est censée organiser et les citoyens dont elle doit protéger les droits et libertés fondamentaux.
De quoi s’agit-il, aujourd’hui ? Des échos ébruités dans la presse et des...