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ÉCLAIRAGE Qui est habilité à interpréter la Constitution au Liban ? Jeanine JALKH

Jamais dans l’histoire récente du Liban, la Constitution n’a été aussi malmenée. Jamais non plus, un texte fondamental n’aura prêté à autant d’interprétations qui ont achevé de déformer jusqu’à l’esprit et la volonté même du législateur. La crise politico-juridique que traverse actuellement le pays n’est pas une conséquence directe et immédiate du débat déclenché par l’échéance présidentielle, mais plutôt l’aboutissement d’un état général de dégénérescence progressive du système judiciaire, qui a commencé avec Taëf, pour culminer au lendemain de l’assassinat de Rafic Hariri. L’attentat contre l’ancien Premier ministre a provoqué un séisme tel qu’il a fini par rejaillir sur le système juridique, dernier garde-fou d’un État de droit de plus en plus branlant. À l’instabilité politico-sécuritaire grandissante est venu s’ajouter un chaos juridique devenu d’autant plus inquiétant que certains organismes de contrôle n’existent quasiment plus lorsqu’ils n’ont pas été complètement neutralisés. Paralysé depuis pratiquement deux ans, le Conseil constitutionnel ne remplit plus sa mission de contrôle de la constitutionnalité des lois et ce, depuis le 9 juin 2006, au lendemain d’une série de péripéties rocambolesques qui se sont soldées par une suspension de facto de la mission de cet organisme. Mais quand bien même ce Conseil aurait été opérationnel, il n’aurait pas pu trancher le débat actuel sur l’interprétation du fameux article 49 de la Constitution portant sur les modalités d’élection du chef de l’État, pour la simple raison que le Conseil constitutionnel a été dépossédé de cette prérogative par le Parlement en 1990. Mais par-delà les détails techniques et purement juridiques de la discussion byzantine sur le quorum et le nombre de voix nécessaires pour l’élection du chef de l’État – un débat qui semble d’ailleurs avoir été pratiquement tranché non seulement par le patriarche maronite mais également par des magistrats et juristes éminents des deux camps qui se sont prononcés en faveur des deux tiers – l’on est en droit de soulever une interrogation majeure non plus tant sur la forme, que sur le fond du problème : À qui revient exactement le rôle et la responsabilité d’arbitrer entre les pouvoirs et qui est en charge de l’interprétation de la Constitution en cas de litige comme c’est vraisemblablement le cas en ce moment ?  Le ministre Ahmad Fafat, à l’instar de plusieurs de ses alliés parmi les forces du 14 Mars, est catégorique : « C’est au Parlement que revient le pouvoir d’interprétation des lois et à lui seul » dit-il. « Que M. Berry réunisse le Parlement pour que l’on puisse trancher le débat sur le quorum », lance-t-il. Hérésie Un avis que ne partagent pas nécessairement certains magistrats et juristes qui ont planché sur la question. Ces derniers estiment en effet dans leur grande majorité que seul le Conseil constitutionnel peut et doit interpréter la Constitution car le Parlement ne peut être « juge et partie en même temps ». La prérogative d’interpréter les lois a été ôtée des mains du Conseil constitutionnel dès l’adoption par l’Assemblée nationale au retour des députés, des accords de Taëf, comme le rappelle le député Ghassan Moukheiber qui qualifie cette initiative d’« hérésie ». À cette époque, rappelle le député, le Parlement avait décidé de retirer du texte de la Constitution l’une des trois prérogatives accordées au Conseil constitutionnel, à savoir l’interprétation de la Constitution. Une tâche qui incombe désormais au Parlement, sur base non pas d’une loi en bonne et due forme, mais d’un simple procès-verbal relatant les débats qui avaient eu lieu sur le sujet à cette époque au sein de l’Assemblée. Ainsi, et contrairement à toute une tradition juridique qui veut que la Constitution soit interprétée, en cas de conflit notamment, par un organisme d’arbitrage comme cela se passe dans toutes les démocraties modernes, c’est désormais au Parlement que revient ce pouvoir d’arbitrage. Cela est-il possible alors que l’on sait pertinemment que l’Assemblée est aujourd’hui divisée en deux camps antagonistes qui n’arrivent même plus à se retrouver sur les bancs de l’hémicycle ? Si la question ne s’était pas posée avec autant d’acuité du temps de l’occupation syrienne, c’est tout simplement parce que Damas a rempli, dix années durant, le rôle « d’arbitre », notamment en cas de litige entre les pouvoirs en place. Or, en l’absence de cet « arbitre de tutelle » et alors que les organismes constitutionnels qui devraient remplir cette tâche continuent d’être neutralisés, le régime se retrouve aujourd’hui devant une sorte de vide juridique que les acteurs politiques essayent de remplir de part et d’autre avec les moyens de bord. Un dérapage dangereux qui a fait récemment dire à un parlementaire que nous sommes face à une « démence constitutionnelle sans aucune mesure ». Des « juristes d’occasion » Profitant de la loi de la jungle, les politiques, secondés parfois par des « juristes d’occasion », se sont empressés de remplir ce vacuum par des interprétations sur lesquelles le caractère politique a clairement pris le dessus. Malgré l’existence de précédents et essais juridiques publiés par des grands professeurs de droit tels qu’Edmond Rabath ou Georges Vedel sur la question du quorum et du scrutin présidentiel, les politiques ont tout de même réussi à travestir jusqu’à l’intention même du législateur et l’esprit de la loi qui avait prévalu lors de la rédaction de la Constitution, relèvent plusieurs professeurs de droit. D’autres ont tenu notamment à justifier « la capacité de boycottage » de la Chambre pratiquée par l’opposition, occultant ainsi un devoir sacro-saint qui incombe aux parlementaires, celui d’élire un chef d’État, et surtout d’assurer la continuité des institutions en préservant l’État de droit. À la lumière de cette expérience, il est peut-être devenu nécessaire pour les parlementaires et responsables politiques de tous bords de réclamer que soient enfin rendus publics les procès-verbaux des débats qui avaient eu lieu à Taëf, pour savoir quel avait été l’intention du législateur à l’époque et quel était l’esprit qui avait alors prévalu. Histoire d’éviter, à l’avenir, que le pays ne soit de nouveau paralysé et menacé de guerre civile toutes les fois qu’il y a besoin de comprendre et d’appliquer un article constitutionnel. Il serait enfin utile que les responsables libanais au pouvoir – notamment ceux qui réclament à cor et à cri l’institution d’un État de droit au Liban ainsi que l’application d’une justice internationale pour juger les auteurs de la série d’assassinats politiques – comprennent que charité bien ordonnée commence par soi-même, la priorité étant pour le moment de réinstituer les organismes de contrôle au sein du système juridique. Un premier pas en vue d’une réforme, globale et sérieuse, espérée et attendue, de l’appareil de justice dans son ensemble.
Jamais dans l’histoire récente du Liban, la Constitution n’a été aussi malmenée. Jamais non plus, un texte fondamental n’aura prêté à autant d’interprétations qui ont achevé de déformer jusqu’à l’esprit et la volonté même du législateur.
La crise politico-juridique que traverse actuellement le pays n’est pas une conséquence directe et immédiate du débat...