Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

IMPRESSION Bagages

Curieusement, à Beyrouth, quand vous indiquez une adresse « à côté du marchand de valises », tout le monde connaît le repère. Sur cette planète prise de bougeotte, le bagot, le baise-en-ville, la mallouse, la valouse, la valtouse, la valdingue, la valoche, on ne peut pas vivre sans. À la différence que chez nous, valise, c’est balise, un moyen de tracer son chemin. J’ai reçu ma première valise à douze ans. On avait fait la queue, ce jour-là. Les gens se bousculaient, les vendeurs se hélaient les uns les autres, détachaient les bagages enchaînés, posés en vrac sur le trottoir, ou bien les décrochaient au harpon sur les étagères les plus hautes, tandis qu’on entendait comme l’approche d’un orage, les obus qui pleuvaient au loin. Ma valise était en toile beige, sans roulettes, avec une poignée en faux cuir qui ne m’inspirait aucune confiance. Jusque-là on m’avait dit : « Étudie bien, il faut que tu possèdes un bagage. » Je n’avais pas bien étudié. On a les bagages qu’on mérite. Ma valise beige ne m’a servi qu’une seule fois. Traînée dans les cohues, de ports en aéroports, elle était arrivée sans poignée, vomissant les reliques de ma vie antérieure serrées dans ses casiers disjoints. Depuis, je me suis attachée à me refaire un bagage décent. De départs en retours, ma coquetterie bagagière tournait au fétichisme. J’ai eu des valises rouges, faciles à repérer sur les tapis roulants. J’ai acheté une valise bleu vif en coque de polyuréthane pour mes effets fragiles. J’ai rêvé d’une malle armoire, d’une malle secrétaire, d’une malle écritoire, d’une malle qui serait à la fois le voyage et la destination. À quoi pense Gorbatchev, à l’arrière de sa berline, un œil sur le mur de Berlin ? La main posée sur une malle Vuitton, sans doute ne pense-t-il qu’à la pose. Mais en une circonstance réelle, il eut sans doute flatté la toile comme le flanc d’un bon chien. Car la valise fleure bon son chez-soi. Elle est tout sauf le symbole du voyage, le reliquaire plus ou moins élégant des choses dont on ne se sépare pas. Ce misérable tas de secrets, linge de corps, effets de toilette, vêtements pour ne pas avoir chaud, pour ne pas avoir froid, livres qu’on ne lira pas mais qui veilleront au chevet des lits sans histoires, dans les chambres d’hôtels. Je ne pars plus. Je sais où je me trouve. Ma dernière valise est noire, banale. Le fabricant indiquait qu’elle avait subi de nombreux tests de choc et de chute. Elle continue à résister. Ma vie accumule des sédiments ordinaires. Ils resteront là. Fifi ABOU DIB
Curieusement, à Beyrouth, quand vous indiquez une adresse « à côté du marchand de valises », tout le monde connaît le repère. Sur cette planète prise de bougeotte, le bagot, le baise-en-ville, la mallouse, la valouse, la valtouse, la valdingue, la valoche, on ne peut pas vivre sans. À la différence que chez nous, valise, c’est balise, un moyen de tracer son chemin.
J’ai...