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Actualités - CHRONOLOGIE

WEB CULTURE - Lina Saneh dépecée par des artistes sur Internet Se donner corps et âme à l’art

Lina Saneh est une tragédienne qui vit ses extrêmes de façon intellectuelle. Cérébrale, on ne plaisante pas avec elle. Ni elle, d’ailleurs, lorsqu’elle annonce vouloir vendre les parties de son corps comme autant d’œuvres d’art. La preuve en pixels noirs sur écran blanc à l’adresse www.linasaneh-body-p-arts.com. Frissons garantis. Récapitulons depuis le début. Lina Saneh rêvait de se faire incinérer à sa mort. Mais, au Liban, c’est chose interdite. Des lois religieuses, des règles sociales et médicales lui refusent ce droit. Un jour, l’artiste a entendu dire que dans les hôpitaux, on brûlait les membres et les organes excisés de certains malades. Cela lui a mis la puce à l’oreille. Elle s’est dit qu’il y avait là peut-être une voie de solution à son problème. Elle rédige donc un texte expliquant sa démarche funèbre. Intitulé Appendice, il est lu (comme on lit un discours, sans autre fioriture scénographique) par un orateur de choix : son acteur de mari Rabih Mroueh. C’était en avril dernier à la galerie Sfeir-Zemler, secteur Quarantaine. Lina Saneh était restée assise et immobile, tout au long de la performance. Après avoir exploré différentes façons de se faire opérer, exciser des membres et brûler au fur et à mesure, à petit feux, elle a fini par avoir un recours ultime à l’art, en transformant son plan démoniaque en projet artistique. S’inspirant du travail de Piero Manzoni, qui signait des corps humains, elle propose son corps à la vente sur le site Web susmentionné. Plusieurs artistes ont déjà répondu à l’appel en réservant des parties de son corps. Il faut savoir que le chromosome 23 (responsable de l’expression), le cœur, la bouche, une oreille, l’espace entre ses cheveux frisés, le phallus, « le mouvement de relever la tête en écartant une mèche de cheveu », le volume sanguin, la voix et l’eau du corps sont déjà pris. Chaque artiste signataire explique les raisons de son choix. Assez intéressant. « J’ai toujours rêvé d’être incinérée à ma mort, chose interdite au Liban, car toutes les religions monothéistes refusent l’incinération et pratiquent la mise en terre, précise l’artiste. Ce problème n’est pas uniquement dû à une mentalité sociale religieuse conservatrice, mais aux lois libanaises, à la Constitution de l’État qui ne nous reconnaît pas en tant qu’individus ayant des droits citoyens hors des communautés religieuses. Aussi sommes-nous obligés de suivre les lois religieuses pour tout ce qui concerne les statuts personnels. » « L’ambition de ce projet est de faire de mon corps un lieu de lutte, un champ de bataille entre promesses de liberté et de modernité (de tout État, au-delà de l’État libanais) et les forces identitaires et communautaires qui, partout, veulent ériger leurs systèmes en modèles universels et, par suite, impératifs. Il s’agit de pouvoir discuter les tensions qui se jouent, sur l’espace d’un corps (et sa liberté), le langage de la loi (et ses impératifs et quali?cations), le commerce moderne (et sa “monnaie” virtuelle), et l’art (et ses instances constituantes). » Provoc’ attitude Il ne faut pas voir dans cette démarche une provocation pure et simple. Il y a certainement là une dénonciation du corps produit de consommation mais surtout une réponse ironique aux divisions communautaires du pays qui amènent le corps à se disperser. Lina Saneh vient du théâtre. Comme elle le raconte dans son avant-dernière pièce Biokhraphia (2002), elle a suivi des études d’art dramatique à l’Université libanaise de Beyrouth et a obtenu un doctorat à la Sorbonne de Paris. Dans Biokhraphia, elle répond à des questions qu’elle se pose à elle-même, préenregistrées sur un magnétophone. Procédé très simple de distanciation qu’elle reprend dans « Appendice » avec cette fois Rabih Mroué qui incarne sa pensée consciente. Cette forme d’auto-interview lui permet de répondre à « toutes les questions qu’elle s’est toujours posées dans la vie sans avoir jamais su y répondre », comme : « Pourquoi le théâtre, comment le théâtre ? Quelle est son importance ? Son rôle ? » Ou encore : « Pourquoi avoir choisi le théâtre ? » C’était la guerre, dit-elle, elle ne savait pas quoi faire d’autre ; alors elle a fait du théâtre. Toutes ces questions tissées en filigrane le long de son œuvre, elle les a théorisées lors d’une conférence donnée à l’Université américaine de Beyrouth en 1998, « De l’Acte théâtral : Une affaire de parole et de distance ». Elle y explique que, dès le début, elle s’est placée en opposition vis-à-vis d’une forme traditionnelle de théâtre, « littéraire, académique, bourgeois, psychologique », pour aller « vers un théâtre d’action, un théâtre visuel, dynamique », un « théâtre corporel et physique ». D’ailleurs, le théâtre n’est-il pas par définition le lieu d’où l’on voit (teatron) et le lieu de l’action (drama) ? « Nous (ndlr : elle et son mari) cherchions à comprendre comment la guerre a marqué nos corps. Non pas à raconter la guerre et ses horreurs, ni oralement ni par le biais du mimétisme corporel qui ne pourrait être qu’illustratif et narratif, ou, pire encore, pathétique en sombrant dans le misérabilisme et la martyrologie. Mais de comprendre comment bouge un corps qui a vécu quinze ans de guerre, comment il mange, dort, aime, travaille, pense, agit… Ce corps vaincu par la guerre, par les idéologies passéistes tel le nationalisme arabe ou l’islamisme, par les systèmes politiques militaires et/ou religieux locaux et régionaux, et enfin par la moderne, fasciste et impossible injonction de performance qui lui est intimé par la culture officielle libérale et mondiale. » Le jeu théâtral Très vite cependant, ils se sont rendu compte qu’ils n’avaient pas les moyens de faire, et encore moins de bien faire, ce genre de théâtre : « Nous n’avions ni le temps, ni l’argent, ni la formation technique corporelle nécessaire... On s’est acharné alors à améliorer la qualité du jeu, ainsi que de la mise en scène, la scénographie, etc. » Ce qui a été fait. Mais pour se rendre aussitôt compte, que ce théâtre corporel et physique, même de meilleure qualité qu’auparavant, n’était toujours pas suffisant pour éliminer la littérature sur scène, ni pour éviter le narratif et l’illustratif, ni même la psychologie, encore moins les clichés, et surtout pas le tape-à-l’œil. « Dans Ovrira j’essayai d’aller jusqu’au bout de l’expérience du corporel, pour mieux en finir. Je débarrassai le théâtre de tout sauf des corps des acteurs. Et je tentai de faire éclater ces corps », indique Saneh. Le duo était ainsi passé du corps triomphant, militant, au corps vaincu, mais ces deux corps n’étaient que les deux faces d’une même monnaie qui exigeait, même de manière différente, la performance technique. La page était tournée. « Il nous semblait qu’il était temps que nous prenions nos distances par rapport a ce premier moyen du théâtre qu’est le corps de l’acteur. » Voilà donc qu’aujourd’hui, Lina Saneh fait abstraction totale de son corps d’actrice et se pose en vendeuse de « body parts » sur Internet. Sur la toile où elle organise le dépeçage de son corps par des artistes. « Ces derniers, dit-elle, seront alors libres d’exposer ou non ces parties/œuvres, et même de les vendre à d’autres intéressés ; cependant, ils sont tenus, par contrat, de bien les conserver, sinon de les brûler. Les cendres pourront être exposées ou vendues comme œuvres d’art ou même jetées, nul n’étant tenu de les conserver. » Comme le reste de son travail, cette création questionne la réalité sociale et politique du Liban. L’ambition du projet est, selon elle, de « pouvoir discuter les tensions qui se jouent, sur l’espace d’un corps, entre ces quatre termes : art, argent, loi et corps ». L’art lui permettrait-il d’échapper à la loi ? Au Festival d’automne de Paris Appendice de Lina Saneh sera jouée au Théâtre de la Cité internationale, du 22 au 28 octobre, dans le cadre du Festival d’automne de Paris. L’actrice, metteur en scène sera également aux côtés de Rabih Mroué dans Qui a peur de la représentation ? au Centre Pompidou du 26 au 29 septembre et dans How Nancy wished that everything was an april fool’s joke au théâtre de la Cité internationale du 8 au 14 octobre, le 9 octobre, rencontre avec les artistes à l’issue de la représentation. Maya GHANDOUR HERT
Lina Saneh est une tragédienne qui vit ses extrêmes de façon intellectuelle. Cérébrale, on ne plaisante pas avec elle. Ni elle, d’ailleurs, lorsqu’elle annonce vouloir vendre les parties de son corps comme autant d’œuvres d’art. La preuve en pixels noirs sur écran blanc à l’adresse www.linasaneh-body-p-arts.com. Frissons garantis.
Récapitulons depuis le début. Lina Saneh...