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Actualités - OPINION

Le Gouverneur de la Banque du Liban et l’exacte application de l’article 49 de la Constitution(1) I. - De la nature particulière de la BDL

Par Hassãn-Tabet RIFAAT * L’échéance présidentielle a toujours été l’occasion de prises de position tendant à écarter de la course à la présidence les concurrents dont la réussite dans le secteur public et le charisme auprès de l’opinion représentent un atout. Pour les déclarer inéligibles, on ne cesse de répéter des arguments qui ne changent guère, dans les mobiles qui les inspirent : il s’agirait de fonctionnaires, ou, depuis peu, d’agents publics, qui n’auraient pas le droit de tirer profit des hautes charges dont ils sont investis. L’habillage de cette motivation peut varier ainsi que les plumes qui la servent. C’est toutefois la même détermination que l’on remarque, lorsque le nom de l’un de ces concurrents sérieux émerge et retient l’attention. Il en fut ainsi, lorsque l’élection de M. Élias Sarkis, alors Gouverneur de la Banque du Liban, avait été envisagée. On assiste actuellement comme à une « reprise », puisqu’on soulève de nouveau le problème de l’éligibilité à la présidence de la République du Gouverneur de la Banque du Liban. Il est utile, pensons-nous, après ce qui a été dit, de proposer de cette question une analyse qui tienne compte de la réalité constitutionnelle, dans la rigueur des principes et de la jurisprudence. Concernant le problème des inéligibilités prévues par l’article /49/ de la Constitution libanaise, nous sommes d’avis que cet article ne s’oppose pas à l’élection du Gouverneur de la Banque du Liban à la présidence de la République libanaise et qu’il n’existe aucun autre texte qui interdirait cette élection. Pour illustrer ces propos, il convient de rappeler le cadre textuel 1 – Dans sa version ancienne, l’article /49/ de la constitution comportait un alinéa unique, qui disposait, in fine, que « nul n’est éligible à la présidence de la République s’il ne remplit les conditions requises pour être éligible à la Chambre des députés ». Ce texte a pu se prêter à une double lecture : est-ce qu’il se limite aux conditions d’éligibilité posées par la loi électorale (conditions de majorité, nationalité, inscription sur les listes électorales, jouissance des droits civils et politiques…) ? Ou bien pouvait-il également s’étendre aux cas d’incompatibilités ? M. Edmond Rabbath avait adopté l’interprétation étroite, après avoir été d’un avis différent. (Edmond Rabbath, La Constitution libanaise, 1982, p. 306-307) 2 – Cette discussion est devenue inutile ; en effet, au cours des débats parlementaires, une adjonction au second alinéa a été retenue ; proposée par l’un des députés, elle devait, pensait-on, mettre un terme à la polémique liée à la lecture de l’ancien article /49/ ; c’est ainsi que la disposition finale du second alinéa nouveau stipule : « Nul n’est éligible à la présidence de la République s’il ne remplit les conditions requises pour être éligible à la Chambre des députés et qui ne font pas obstacle à la capacité d’être candidat. » 3 – Au cours de la même séance, le Parlement a adopté un troisième alinéa, qui avait été, dans l’essentiel de ses dispositions, transmis à la Chambre par le pouvoir exécutif. En voici le libellé : « Les magistrats et les fonctionnaires de la première catégorie et son équivalent (N.B. : certaines traductions remplacent le « et » par « ou ». Le texte arabe est pourtant clair : « wa ma you’adilouha ») dans toutes les administrations publiques, tous les établissements publics et toute autre personne morale de droit public ne peuvent être élus au cours de l’exercice de leur fonction et durant les deux années qui suivent la date de leur démission et de la cessation effective de l’exercice de leur fonction ou de la date de leur mise à la retraite. » Au vu de ces dispositions, les cas d’inéligibilité doivent être examinés en deux volets : d’abord dans le cadre de l’alinéa second in fine de l’article /49/ de la Constitution. Le second volet sera ensuite consacré au troisième alinéa de l’article /49/ susmentionné ; dans chacun d’eux, il conviendra de se prononcer sur le problème de l’applicabilité de ces inéligibilités au Gouverneur de la Banque du Liban. *** Premier point : Les inéligibilités fondées sur l’alinéa 2 in fine de l’article /49/ de la Constitution libanaise : 4 – Pour se limiter aux cas d’inéligibilité, il convient de se référer à la loi électorale ; on en retiendra deux articles qui mentionnent les Libanais inéligibles à la Chambre des députés ; ils sont, pour cela, inéligibles à la présidence de la République. Il s’agit d’abord, d’après l’article /28/ de la loi électorale, des militaires de tous grades, à moins d’avoir démissionné ou d’avoir été mis à la retraite, six mois avant les élections. C’est, ensuite, l’article /30/ de la loi électorale qui dresse une liste de trois catégories de Libanais liés au service public et qui sont inéligibles, pour des raisons professionnelles, avant l’expiration d’un délai d’au moins six mois suivant leur démission et l’interruption effective de leurs liens avec le service. Sont inéligibles, dans ces conditions, les fonctionnaires de la première catégorie (c’est-à-dire ceux qui ont rang de directeur général) et de la seconde catégorie (à savoir les directeurs et chefs de service), ainsi que les magistrats de tous grades, les présidents et membres des conseils d’administration des établissements publics et les directeurs desdits établissements. 5 – L’inéligibilité des militaires, des magistrats et des fonctionnaires de la première catégorie et de la seconde catégorie ne fait pas de doute. Le texte est clair et ne permet aucune équivoque. Il ne s’applique pas au Gouverneur de la Banque du Liban. Concernant les établissements publics, l’inéligibilité des directeurs et directeurs généraux et celle des membres des conseils d’administration est certaine et ne suscite aucune controverse ; celle des présidents des conseils d’administration, non plus, en ce qui les concerne. On peut néanmoins s’interroger sur l’applicabilité du texte restrictif au Gouverneur de la Banque du Liban. Si la Banque centrale faisait partie de la catégorie des établissements publics, l’inéligibilité du gouverneur, considéré, dans cette hypothèse, comme étant le président du conseil d’administration de cette banque, serait certaine, en application de l’article /30/ de la loi électorale combinée avec l’article /49/ alinéa /2/ de la Constitution. Dans le cas contraire, l’inéligibilité ne pourrait pas s’appliquer au Gouverneur. 6 – Le problème se rapporte donc à la qualification de la Banque du Liban : est-elle un établissement public ? La réponse est péremptoire et la jurisprudence ne permet aucun doute : la Banque du Liban n’est pas un établissement public ; toute affirmation contraire heurte les acquis jurisprudentiels. Le Gouverneur est ainsi éligible à la présidence de la République ; permise par le droit positif libanais, son éligibilité à la présidence de la République ne requiert pas la modification de la Constitution. La Banque du Liban est une personne morale de droit public ; elle n’est pas un établissement public. 7 – D’après l’article /3/ de la loi de la monnaie et du crédit, la Banque du Liban est une personne morale de droit public, jouissant de l’autonomie financière et soustraite aux règles d’administration, de fonctionnement et de contrôle auxquelles sont soumises les personnes morales du secteur public. Le Conseil d’État, a rendu, en 1995, en la matière un important arrêt. Cette décision a été prise par une formation de haut rang ou conseil du contentieux. Le Conseil d’État a ainsi décidé que la Banque du Liban est fondamentalement une personne morale de droit public, investie d’une mission de service public et qui pour cela assure la gestion d’un service public dont le cadre et les activités sont définis dans l’article /70/ de la loi de la monnaie et du crédit. Pour appuyer la qualification qu’il vient d’adopter, le Conseil d’État du Liban ajoute que la loi a de ce fait investi la Banque du Liban d’un pouvoir général de police économique, pour qu’elle prenne toutes les mesures liées à la politique monétaire, économique et bancaire. (C.E. Lib. – Conseil du Contentieux, n ° 278, du 15/2/1995, Revue de la juridiction administrative au Liban, R.J.A.L. n ° IX, Vol. 1er, p.316 et s…) À noter que dans un arrêt antérieur, La Haute Juridiction administrative avait adopté une jurisprudence analogue, concernant la qualification de la Banque du Liban. (C.E. Lib. n ° 160, 6/12/1993, R.J.A.L. n ° VIII, Vol. 1er, p.158 et s.). Cette jurisprudence a ainsi consacré la place à part de la Banque du Liban, parmi les personnes morales de droit public ; ultérieurement, en 2001, le Conseil d’État est allé encore plus loin : il considère que la loi de la monnaie et du crédit a fait « attribution légale de compétence » (en français, dans le texte de l’arrêt), qu’elle a soustrait la Banque du Liban aux règles et contrôles prévus pour les organismes du secteur public et que les décisions de la Banque du Liban que la loi de la monnaie et du crédit a soustraites au cadre des établissements du secteur public ne peuvent être soumises au contrôle du Conseil d’État. Après avoir considéré que la Banque du Liban est une personne morale de droit public, qui diffère également des établissements publics administratifs, la Haute Juridiction administrative conclut textuellement, reprenant ce qu’elle vient de décider pour consacrer l’incompétence du juge administratif à l’égard des décisions de la Banque du Liban : « Par conséquent, le Conseil (d’État) n’est pas compétent pour connaître des décisions prises par le Gouverneur de la Banque du Liban ou par le Conseil central ». (C.E. Lib. n ° 304, 21/2/2001, R.J.A.L. n ° XVI, Vol. 1er, p. 446 et s.) Cette importante décision opère un remarquable revirement de jurisprudence. C’est la même qualification que le droit français donne à la Banque de France ; la position du droit français est d’autant plus utile à notre raisonnement que le Conseil d’Etat du Liban a expressément mentionné que l’article 1er de la loi organisant la Banque de France est conforme (le mot arabe « moutabika » exprimant davantage, une identité, une applicabilité totale) aux articles /70/ et /174/ de la loi libanaise de la monnaie et du crédit. Après une décision du Tribunal des conflits (T.C. 16 juin 1997, Sté La Fontaine de Mars, Epouse Muet, in Chapus, Droit administratif général, 14e édition, n°233-2, p.184), le Conseil d’État français rejette explicitement la qualification d’établissement public et considère que la Banque de France est une personne morale de droit public sui generis. C’est d’abord l’Assemblée générale du Conseil d’État français qui, dans un avis du 9/12/1999, déclare que cette Banque est une personne morale de droit public sui generis (Avis, Ass. générale du C.E. EDCE, 2000, p.211, cit. in A.J.D.A. 2000, p.414). C’est ensuite le Conseil d’État français, statuant, cette fois, au contentieux, qui rejette formellement que la Banque de France puisse avoir le caractère d’un établissement public et considère expressément que cette Banque présente des caractéristiques propres. « Considérant qu’aux termes de l’article 6 de la loi du 4 août 1993, la Banque de France est une institution dont le capital appartient à l’État ; qu’elle constitue une personne publique chargée par la loi de missions de service public qui, ayant principalement pour objet la mise en œuvre de la politique monétaire, le bon fonctionnement des systèmes de compensation et de paiement et la stabilité du système bancaire, sont pour l’essentiel de nature administrative ; qu’elle n’a pas le caractère d’un établissement public, mais revêt une nature particulière et présente des caractéristiques propres. » (C.E. 22 mars 2000, Syndicat national autonome du personnel de la Banque de France, A.J.D.A. 2000, p. 446). Le Conseil d’État français confirme ultérieurement sa jurisprudence : « La Banque de France… constitue une personne publique chargée par la loi de missions de service public… elle n’a pas le caractère d’un établissement public, mais revêt une nature particulière et présente des caractéristiques propres. » (C.E. 2 octobre 2002, Banque de France et autres, AJDA 2002, p. 1345). La doctrine française est dans le même sens (Yves Gaudemet, Traité de droit administratif, 16e édition, n ° 681, p. 319). 8 – On ne peut qu’en conclure que la Banque du Liban, personne morale de droit public, revêt une nature particulière, qu’elle n’a pas le caractère d’un établissement public et que les décisions de son gouverneur bénéficient d’une immunité que leur reconnaît le Conseil d’État du Liban, confirmant par là la nature particulière et les caractéristiques spécifiques de la Banque du Liban, et de son Gouverneur. L’état actuel de la jurisprudence libanaise condamne, donc, tout point de vue qui voudrait considérer que la Banque du Liban est un établissement public ; le rejet de cette qualification est imparable. Serait ainsi entachée d’une erreur grossière toute analyse qui, pour affirmer l’inéligibilité du Gouverneur, croirait pouvoir assimiler la Banque du Liban à un établissement public. Conclusion : La conclusion vient d’elle-même : le Gouverneur n’est pas le président du conseil d’administration d’un établissement public ; il ne tombe, par conséquent, pas sous le coup de l’inéligibilité prévue par l’article /30/ de la loi électorale, combinée avec l’article /49/ alinéa /2/ (in fine) de la Constitution, en ce qui concerne l’interdiction d’élire à la présidence de la République les présidents des conseils d’administration des établissements publics. Au vu de ce qui précède, – Le Gouverneur de la Banque du Liban réunit les conditions d’éligibilité à la présidence de la République ; – Aucune cause d’inéligibilité n’empêche son élection à la présidence de la République ; – Conformément à l’article /49/ alinéa /2/ de la Constitution libanaise, il est éligible à la présidence de la République. Deuxième point : Les inéligibilités fondées sur l’alinéa /3/ de l’article /49/ de la Constitution libanaise : 9 – L’alinéa /3/ de l’article /49/ ajoute à l’alinéa /2/ des restrictions qui interdisent l’élection à la présidence de la République de trois corps de citoyens dont font partie les fonctionnaires de la première catégorie et son équivalent dans les administrations publiques, établissements publics et toute autre personne morale de droit public, au cours de l’exercice de leur fonction et durant les deux années qui suivent la date de leur démission et de la cessation définitive de l’exercice de leur fonction ou de la date de leur mise à la retraite. Passons tout de suite à la question qui concerne notre étude : Est-ce que le Gouverneur de la Banque du Liban est dans une catégorie professionnelle qui serait l’équivalent de la première catégorie (à savoir, principalement, celle des directeurs généraux) ? Avant de répondre à cette question, il est impératif de souligner que l’inéligibilité constitue la privation d’un droit civique et que tout texte qui institue une privation de ce genre doit être interprété restrictivement ; toute interprétation extensive est interdite, ainsi que tout raisonnement par analogie (Louis Favoreu et Loïc Philip, Les Grandes Décisions du Conseil constitutionnel (G.D.C.C.) Dalloz, 13e éd. 2005, p. 267). Idem en droit libanais. Le Conseil d’État considère, en effet, que l’article /30/ de la loi électorale « énonce les catégories de fonctionnaires qui ne peuvent pas faire acte de candidature aux élections parlementaires, avant l’accomplissement des formalités exigées par la loi. Cette énonciation est limitative puisque l’atteinte au droit de se porter candidat ne saurait résulter que d’une disposition législative expresse ». Le Conseil ajoute : « Il est totalement exclu qu’on élargisse, par voie d’analogie, l’interprétation d’un texte restrictif sous prétexte qu’il y aurait quelque similitude dans les fonctions ou les voies de nomination, l’interprétation devant être opérée de manière limitative et stricte » (de droit étroit : en français dans le texte). (C.E. lib. n ° 1000, du 8/8/1996, RJAL n ° X, Vol.2, p.813). Il faut ainsi éviter de poser les questions qui n’ont rien à voir avec l’alinéa /3/ de l’article /49/ tel qu’il est rédigé et publié, et non tel que certains l’auraient souhaité. Ce texte ne déclare inéligibles que les fonctionnaires de la première catégorie et de son équivalent. Il faut, par conséquent, ne pas aller au-delà de ce cadre. Revenons donc au Gouverneur de la Banque du Liban. S’il est acquis qu’il n’appartient pas à la première catégorie, peut-il, par contre, être considéré comme étant dans l’équivalent de cette catégorie ? 10 – Or le Gouverneur de la Banque du Liban : – n’est ni un magistrat ni un fonctionnaire de la première catégorie stricto sensu ; – n’est pas un fonctionnaire appartenant à une personne morale de droit public dont le cadre spécifie que le Gouverneur est de la première catégorie (à l’instar du recteur de l’Université libanaise) ; – n’est pas un fonctionnaire soumis aux sujétions de la fonction publique ; c’est pourquoi toute analyse qui voudrait tabler sur la qualification d’agent public pour en déduire que le Gouverneur serait inéligible est superflue ; l’essentiel est ailleurs, puisque le critère de l’équivalence réside dans la soumission au pouvoir hiérarchique ; or il n’est pas soumis au pouvoir hiérarchique ni aux organismes de contrôle ; au contraire, il est à la tête d’une personne morale déclarée sui generis par la doctrine et la jurisprudence et étrangère à la catégorie des établissements publics ; contrairement aux actes pris par les fonctionnaires (notamment par les fonctionnaires de la première catégorie), ses décisions sont insusceptibles de recours devant la juridiction administrative (C.E. Lib. n ° 304, 21/12/2001, R.J.A.L. n° XVI, Vol. 1er, p.447). – l’indépendance du Gouverneur est confirmée par le Conseil arbitral du travail de Beyrouth, qui relève sa stature spécifique et particulière (le texte du jugement montre que le tribunal considère qu’il s’agit en fait d’un responsable « à part »), la large étendue de ses responsabilités, et l’indépendance totale dont il jouit et qui lui donne plus de pouvoirs qu’un président-directeur général (Conseil arbitral du travail de Beyrouth 16/11/1993). Au vu de ce qui précède, Le Gouverneur de la Banque du Liban ne peut être considéré comme inéligible au titre de l’alinéa /3/ de l’article /49/ de la Constitution ; ce texte ne le prive pas du droit d’être éligible à la présidence de la République, lequel est un droit civique et ne peut être limité ni retiré que par un texte comportant expressément cette restriction et ne pouvant être interprété que limitativement. * Avocat au barreau de Beyrouth – Docteur d’État en droit – Professeur à la faculté de droit et des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph (Beyrouth). (1) Le présent article résume les grandes lignes d’une étude déjà prête et que l’auteur destine à la publication.
Par Hassãn-Tabet RIFAAT *

L’échéance présidentielle a toujours été l’occasion de prises de position tendant à écarter de la course à la présidence les concurrents dont la réussite dans le secteur public et le charisme auprès de l’opinion représentent un atout.
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