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Actualités - REPORTAGE

Un psychiatre et médecin légiste analyse son impact et les réactions des Libanais Comment gérer la malédiction de la violence au quotidien ? Lélia MEZHER

La violence au quotidien, les Libanais connaissent. La guerre puis, de nouveau, après environ 16 ans environ de relative accalmie, des attentats et assassinats de personnalités publiques. Le 20 mai dernier, le Liban a assisté, bouche bée, à l’émergence du phénomène Fateh el-Islam, avec son lot de barbarie et de sauvagerie. Sauf que cette fois-ci, pas d’images qui illustrent la guerre, mais seulement des récits d’horreur et des rumeurs : les terroristes islamistes auraient piégé tout ce qui est susceptible de l’être, femmes, enfants, animaux… Plus récemment, un attentat à la voiture piégée a une nouvelle fois secoué la capitale, provoquant la mort du député Antoine Ghanem, et de quatre autres personnes.Comment devient-on un tueur sanguinaire ? Comment, d’autre part, gérer au quotidien cette violence désormais banalisée ? Quel impact a-t-elle sur les individus ? Sur les enfants ? À toutes ces questions et à bien d’autres encore, un éminent psychiatre, médecin légiste et criminologue apporte une série de réponses. Il met ainsi en relief, d’emblée, l’importance du bagage personnel de chaque individu. Nous sommes tous des tueurs en puissance. « Chaque personne est un criminel en puissance », explique ce psychiatre qui pose cela comme hypothèse de base. « Tout dépend de la sollicitation extérieure. Il y a des gens qui, à la moindre sollicitation, peuvent passer à l’acte, et il y a des gens qui pour passer à l’acte doivent être poussés dans leurs derniers retranchements. » Il explique ensuite que les criminels sont, de manière générale, classés en trois catégories « selon leur capacité criminelle et leur adaptation sociale ». « S’ils font preuve d’une capacité criminelle très élevée et d’une adaptation sociale tout aussi élevée, alors ils seront de très bons criminels. S’ils ont une capacité criminelle élevée mais une adaptation sociale pas très élevée, ce sont alors des gens de second rang. On les utilisera pour aller tuer parce qu’ils ne sont pas adaptés socialement. S’ils ont une capacité criminelle basse et une adaptation sociale élevée, ce sont des gens qu’il faut pousser à bout pour qu’ils parviennent à commettre un crime. Si, en revanche, un individu a une capacité criminelle et une adaptation sociale basses, il fait alors partie des gens qui seront incapables de commettre un forfait quelconque, à un point tel qu’ils seront démasqués avant de passer à l’acte ». Comment décrire les combattants de Fateh el-Islam ? « Ne me parlez pas de combattants de Fateh el-islam », rétorque sur-le-champ ce spécialiste. « Parlez de gens qui peuvent être criminels comme individus et parlez de gens qui peuvent devenir criminels parce qu’ils ont été endoctrinés car cela fait partie de leur foi, de leur mission, de leur idéologie politique. » Concernant l’endoctrinement proprement dit, « il y a des gens qui sont suggestibles, des gens plus ou moins impressionnables. Ils sont pris en charge très jeunes et endoctrinés pour que ces idées les gagnent. Plus on est pris en charge jeune, plus on peut être victime de l’endoctrinement. N’oubliez pas que la suggestibilité est un élément que l’on analyse chez un adolescent et non chez un enfant ». Sachant qu’à Nahr el-Bared la plupart des combattants avaient la vingtaine ou un peu plus, à quel âge leur endoctrinement aura-t-il donc commencé ? « Probablement vers 12-13 ans, ils ont commencé à recevoir des informations et une certaine idéologie. Il ne faut pas, en outre, sous-estimer le milieu dans lequel ils ont grandi : ils sont dans des familles dont les parents sont endoctrinés, ils perçoivent la criminalité comme une chose normale. » Côtoyer la mort au quotidien conduit à en minimiser l’importance, et souvent, au Liban, les proches d’une personne tombée au combat réagissent en disant : « Ce n’est pas grave, il est mort pour une cause. » Le psychiatre avoue ne pas comprendre ce réflexe qui prévaut de plus en plus au Liban : « Comment une personne qui perd un enfant dit : ce n’est pas grave, ma peine est moindre puisque mon fils est mort pour une cause. Pour moi, cela dépasse l’entendement. Cela démontre une très grande peine qui est en train d’être refoulée. C’est donc un déni de la mort. Il reste qu’à mon avis cela dépasse l’entendement. Ces gens-là sont en fait très peinés et ont besoin d’un protocole de deuil qu’ils ne sont pas capables d’assumer eux-mêmes. Mais de là à dire qu’ils sont réellement indifférents comme ils le font croire, ça m’étonnerait. C’est pathologique, et c’est surtout signe de sous-développement. » Pour en revenir à la violence qui a sévi à Nahr el-Bared, le psychiatre explique que les drogues et les stupéfiants ne servent qu’à lever les inhibitions. Donc si les individus endoctrinés « n’ont pas un seuil de criminalité élevé, ils sont incapables de tuer à bout portant. Déjà, faire partie d’un groupe, se laisser endoctriner et accepter de faire la guerre, signifie que ce seuil existe chez eux. La drogue ne fait que lever les inhibitions. Une personne normale serait incapable de faire tout ça, même sous l’emprise de la drogue. Peut-être qu’ils ont recours aux amphétamines pour se donner de l’énergie, pour tenir le coup, mais pas pour devenir tueur ». Du non-dit au sur-dit Les Libanais sont donc confrontés, dans leur quotidien, à la violence. Mais dès que les attentats cessent, que le climat de tension baisse, la vie reprend chaque fois de plus belle. Après une semaine de calme plat, alors que les rues ont été désertées, les Libanais sortent en masse, fréquentent restaurants, boîtes de nuits etc. Est-ce là une façon saine de gérer le traumatisme causé par les rebondissements sécuritaires et l’instabilité qui les accompagnent ? Pour le psychiatre, il existe deux écoles : « Une école qui encourage le débriefing, et donc incite à parler de ses problèmes pour sortir de son traumatisme. Elle est complètement dépassée aujourd’hui. Une autre école estime en revanche que si l’individu parvient à vivre sa vie normalement, et qu’il a réussi à surmonter ses problèmes, il ne sert à rien de remuer le couteau dans la plaie en lui demandant d’en parler. » En clair, « si quelqu’un est capable de refouler et d’assumer, il faut le laisser faire. Si le trauma est direct, cela risque toutefois de ressortir plus tard ». Néanmoins, les gens qui sont « des anxieux de nature se sentent très bien lorsqu’il existe des tensions. Ils sont très bien dans leur peau. Leur peur perpétuelle est alors soudainement justifiée, tout le monde a peur, c’est alors une situation normale pour eux ». Il y a pourtant un phénomène de société qui consiste à sortir le soir, à célébrer, alors qu’une partie du pays est en guerre, que des soldats tombent tous les jours et que les coupables des nombreux attentats n’ont toujours pas été identifiés. Est-ce là une manière de conjurer le sort que de vouloir « vivre », en essayant d’occulter l’amertume du quotidien ? Pour le psychiatre susmentionné, « dans tout il y a du non-dit, du sur-dit pour enfin arriver au bien-dit. Nous, on n’a jamais le temps de faire du bien-dit. On passe constamment du non-dit au sur-dit, sans jamais avoir le temps de faire du bien-dit ». Le degré de traumatisme diffère d’une personne à l’autre. « Celui qui a vu l’attentat à la télévision est différemment traumatisé que celui qui était présent sur la scène du crime. » La résilience Les enfants sont quant à eux tributaires de la réaction de leurs parents. « J’ai vu des enfants pendant la guerre qui rigolaient et jouaient, j’ai vu d’autres se cacher sous la couette parce que leur mère était déjà sous la couette... J’ai aussi vu certains d’entre eux utiliser des expressions d’adultes, à 2 ou 3 ans. Tout dépend donc de la réaction des parents. Bien sûr, il s’agit là de l’impact indirect. Ceux qui ont été bombardés directement, c’est autre chose. Prenez Qana, par exemple, ces enfants qui ont survécu à Qana ont été touchés de plein fouet par la violence de ce qu’ils ont vu. » Ces enfants-là pourront-ils un jour dépasser ce choc ? « Nous-mêmes, téléspectateurs, nous avons été très traumatisés par ce que nous avons vu. Pour les enfants, c’est très grave, ces images de corps déchiquetés. Cependant, il y a la notion de résilience, c’est un mécanisme de rebond qui permet a des enfants traumatisés d’être des adultes brillants. Pas tout le monde est capable de résilience, mais c’est une option. » La société libanaise gère bien la situation, elle arrive à se comporter de manière rationnelle malgré les tensions. Mais la guerre est moins problématique que les chocs à court terme, souligne ce psychiatre. Les Libanais en savent quelque chose...
La violence au quotidien, les Libanais connaissent. La guerre puis, de nouveau, après environ 16 ans environ de relative accalmie, des attentats et assassinats de personnalités publiques. Le 20 mai dernier, le Liban a assisté, bouche bée, à l’émergence du phénomène Fateh el-Islam, avec son lot de barbarie et de sauvagerie. Sauf que cette fois-ci, pas d’images qui illustrent...