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Actualités - OPINION

Politiquement correct, mais manifestement absurde Joseph CODSI

Il y a un mode de pensée qui est propre au Liban et qui a ceci de particulier qu’il élève la bêtise au rang du merveilleux. Nous parlions autrefois du miracle libanais. C’était quand le pays florissait en dépit des contradictions sur lesquelles il reposait. Voici une anecdote qui illustre ce point. « L’économiste belge Van Zeeland venu au Liban dans les années 40 pour la planification de l’économie libanaise a déclaré à Riad el-Solh pour expliquer les divers blocages face à sa planification économique : “ Comment puis-je savoir que le pommier dans votre pays est maronite, l’oranger musulman-sunnite, l’olivier grec-orthodoxe, le tabac chiite et la raison grec-catholique ? Si vous me l’aviez dit avant mon arrivée au Liban, je n’aurais pas risqué ma réputation en tant qu’expert dans un pays où chaque fruit et plante appartient à un rite et à une communauté.” » (Antoine Nasri Messarra, Le Pacte libanais, Librairie Orientale, Beyrouth, 1997, 177-178). D’autres anecdotes du même genre circulaient autrefois dans les salons libanais. Toutes les normes qui sont valables dans les autres pays du monde cessent d’être valables chez nous. Le miracle libanais consiste à réussir en dépit de nos aberrations. Nos bourgeois croyaient en de telles absurdités. Ils se glorifiaient du fait que nous pouvions nous permettre de mépriser la logique dans notre projet national. Aujourd’hui nous n’entendons plus répéter ces anecdotes. Nous ne pouvons plus nous glorifier ouvertement de notre manque de logique. L’échec de notre projet national ne le permet plus. Mais nous persistons à suivre le chemin tracé par nos prédécesseurs ; nous persistons à penser comme eux et à partager leurs préjugés. Les idées reçues passent pour des vérités incontestables aux yeux de ceux et celles qui en sont les victimes. La bêtise humaine est telle qu’il est plus facile de faire passer un chameau par le trou d’une aiguille que d’amener des gens apparemment normaux et même intelligents à changer leur façon de penser. Il y a des blocages au niveau de la culture collective et ambiante qui font que la société civile s’embourbe dans les ornières d’une pensée traditionnelle qui est la cause de nos égarements. La société civile est pourtant notre planche de salut, celle qui est porteuse de la lumière dont nous avons besoin en tant que nation pour arriver sains et saufs à bon port. La société civile est censée jouer le rôle d’un messie pour le Liban. Mais pour le moment, elle se comporte comme un faux prophète qui est tout aussi perdu que la nation qu’il est censé diriger. Mais que peut faire la société civile dans cet « absurdistan » de pays ? C’est à Ziyad Baroud que j’emprunte cette expression. Le Liban est un pays qui repose sur l’absurde. C’est bien cela qui est anormal et inadmissible. Le problème est que la société civile à laquelle incombe le devoir de dénoncer ce point est elle aussi victime de sa propre absurdité. Voici ce qu’en dit Ziyad Baroud : « Cette société civile, cent fois plus dynamique que la machine qui la gouverne, dix fois plus efficace et peut-être deux fois plus transparente et démocratique, se retrouve aujourd’hui mille fois plus déboussolée, mille fois plus subjuguée, mille fois plus timorée et angoissée au point d’en devenir aigrie et désespérée… bref, mille fois défaillante à son destin en tant que plate-forme de réformes et d’alternatives… » (L’avenir en points d’interrogation, mars 2007, L’Orient-Le Jour, 71) Ziyad Baroud poursuit dans son article l’analyse du problème dont souffre notre société civile. Cette critique est nécessaire. Je la résumerais, quant à moi, dans un seul point que j’appelle l’obsession communautaire. Notre société civile souffre à mon avis d’un préjugé mortel, celui qui consiste à croire que c’est notre système communautaire qui est la cause de nos malheurs, et qu’il n’y a donc qu’une seule solution possible : l’élimination pure et simple de ce système et l’instauration d’une République à l’état pur au Liban. La commission qui était chargée de la rédaction de la Constitution a décidé, dans sa séance du 16 décembre 1925, de consulter l’intelligentsia libanaise sur les points que cette Constitution devait résoudre. Chebl Dammous a rendu compte de cette enquête dans un rapport détaillé et fort bien fait. Voici comment il résume les réponses à la sixième question : « Faut-il adopter la base confessionnelle pour la répartition des sièges au Parlement ? » : « Les personnes consultées ont été unanimes à condamner, en principe, le système dit de la représentation confessionnelle, qui consiste à répartir les sièges au Parlement sur les différentes communautés religieuses proportionnellement à leur nombre ; ils ont exprimé le désir de voir disparaître les préjugés qui nous attachent encore à ce système. Toutefois 121 délégués ont préconisé, non sans une grande répugnance, ont-ils dit, le système confessionnel comme base de la représentation » […] Le rapport poursuit que les adversaires du système de représentation confessionnelle étaient au nombre de 11. (Le texte français est reproduit dans l’annexe n° 7 de La Genèse de la Constitution libanaise d’Antoine Hokayem, EUL, Antélias, Liban). Aujourd’hui la problématique n’a pas évolué d’un pouce. La société civile, forte de la logique qui s’était imposée à toute l’intelligentsia libanaise en 1926, dénonce à juste titre la contradiction entre les conceptions républicaines les plus pures et le système communautaire. Ce qu’elle ne voit pas, c’est qu’il y a deux façons de lever la contradiction, soit en agissant sur l’élément A, soit en agissant sur l’élément B de la proposition. Ou bien on élimine le système communautaire pour permettre à la République à l’état pur d’être la maîtresse incontestée de la situation, ou bien on transforme la République elle-même de sorte qu’elle devienne compatible avec notre système communautaire. La seconde possibilité dont je parle ici n’a jamais effleuré les esprits, ni en 1926 ni aujourd’hui. C’est bien cela qui est aberrant. Nous sommes tellement obnubilés par la Sainte République telle qu’elle s’impose à nos esprits que l’idée de la remettre en question est pour nous impensable. Le chrétien en fait autant qui ne peut pas remettre en question la divinité du Christ. En conséquence il rejette comme aberrant tout ce qui ne s’accorde pas avec sa foi. Le fait est qu’il arrive toujours un moment où l’impensable devient pensable. C’est le cas aujourd’hui de ce qui concerne la divinité du Christ. Il y a bien des spécialistes qui l’attribuent à une pensée chrétienne relativement tardive et qui ne pensent pas que Jésus de Nazareth se croyait divin. Si un tel changement est possible dans le domaine des croyances religieuses, à plus forte raison le changement dont je parle concernant la Sainte République devient possible. Mais sur le plan de la pensée, toute remise en question de nos certitudes premières est instinctivement rejetée. Il faut une vraie révolution intellectuelle pour qu’elle devienne possible. Tant que nos conceptions politiques restent tout aussi mythiques que nos conceptions religieuses, la révolution intellectuelle ne sera pas possible. Donc, si nous voulons résoudre le problème libanais, il faut mettre au point l’art de mener les révolutions intellectuelles. Jean Salem parle de « l’initiale et fondamentale contradiction sur laquelle reposait la “formule libanaise” », et que le journaliste Georges Naccache dénonça dans un éditorial resté fameux, qu’il intitula : « Deux négations ne font pas une nation » (L’avenir en points d’interrogation, 60). Le Pacte national de 1943 est tombé dans ce piège alors même qu’il cherchait à surmonter la contradiction du mariage contraire à la nature des choses entre une République à la française et un système communautaire à la libanaise. Il va sans dire que nous nous sommes aussi mal pris concernant cette contradiction en 1926 qu’en 1943 et qu’en 1989. Le mal dont nous souffrons est tellement profond et invétéré que l’accord de Taëf en fut profondément affecté. En effet, il est bien revenu sur la sixième question posée à l’intelligentsia libanaise en 1926 pour la trancher dans le sens opposé. Cela a eu une influence néfaste sur la société civile rien qu’en confirmant son préjugé fondamental. La remise en question de ce préjugé n’en est que plus difficile aujourd’hui. Cela ne veut pas dire que nous sommes tous et toutes dans le noir absolu en ce qui concerne la place des communautés dans notre système politique. Il y a des lueurs qui pointent ici et là et qu’il convient d’encourager. Au lieu d’éteindre la mèche qui fume encore, il convient de donner un peu plus d’oxygène aux lueurs valables mais qui manquent encore d’assurance. Je reconnais une telle lueur dans la déclaration suivante de Joseph Maïla : « L’État au Liban ne surgira pas de l’annulation des communautés, mais il ne pourra s’édifier que sur l’abolition de leur culture de la démesure. » (L’avenir en points d’interrogation, 69). Voilà qui est bien dit. Reste à traduire cela dans un discours constitutionnel qui assigne clairement aux communautés leur place dans une République pensée en fonction de notre particularisme libanais. Il y a moyen de créer un État moderne et qui fonctionne bien tout en respectant la structure communautaire à condition d’une claire séparation des compétences communautaires des compétences de la République. Le grand obstacle qu’il nous faut surmonter aujourd’hui est essentiellement une question de culture politique. La culture traditionnelle dont la société civile est porteuse est radicalement incompatible avec la nouvelle intelligence qu’il nous faut acquérir. Joseph CODSI Universitaire Article paru le vendredi 14 septembre 2007
Il y a un mode de pensée qui est propre au Liban et qui a ceci de particulier qu’il élève la bêtise au rang du merveilleux. Nous parlions autrefois du miracle libanais. C’était quand le pays florissait en dépit des contradictions sur lesquelles il reposait. Voici une anecdote qui illustre ce point.
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