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Actualités - OPINION

Le verbe qui tue Amine ISSA

« Le mal fait par un coup, passe ; mais le mal fait par un mot, demeure. » (Proverbe turc) Les Libanais se plaignent du discours politique. Ils l’accusent tour à tour d’être sans objet, de perpétuer un état de fait, de cacher par sa violence et son niveau de charretier une incapacité d’exprimer de nouvelles idées. Même les partisans de l’une ou de l’autre partie reconnaissent, sans l’avouer, les égarements verbaux de leurs représentants et le manque de perspectives qu’ils offrent. Je voudrais démontrer la dangerosité de ces discours qui, s’ils n’expriment pas de nouvelles représentations du devenir de la nation, marquent durablement les esprits et les comportements. Je voudrais également expliquer comment les différents orateurs, quoique de cultures socio-religieuses et communautaires différentes, déclarant des opinions irréconciliables, en usant de la même langue, l’arabe, utilisent une même méthode discursive. Pour faciliter la compréhension, je demanderai aux lecteurs de se remémorer le duel verbal qui précéda et suivit la partielle du Metn et le dernier discours du secrétaire général du Hezbollah à l’occasion du premier anniversaire de la guerre de l’été 2006. Dans le premier cas, l’on retiendra les invectives adressées par le général Aoun et ses relais au camp adverse, lequel camp s’empressa de lui renvoyer plusieurs louches du même tonneau. Les deux parties évoquèrent tour à tour la longue liste des martyrs au service de la cause qu’ils défendaient (celle de la survie politique et parfois, tout court, des chrétiens) et s’en remirent à la volonté du patriarche. Chez les chrétiens et depuis les Conciles et le Code Justinien, l’Église détient l’exclusivité de la rédemption et ne la méritent sans doute que ceux qui ont versé leur sang au cours d’une guerre justifiable dans certaines circonstances énumérées par saint Augustin. La déification de l’enjeu avait pour but de rallier le plus grand nombre de voix, pour s’emparer d’un strapontin dans une législature moribonde. Je ne nie pas la symbolique de la préservation du siège vacant au profit du camp qui le détenait, comme un signe fort adressé aux meurtriers, mais le discours entendu dépassa de très loin la signification de ce message politique. Toujours est-il que la sauce prit et les électeurs votèrent massivement, parfois en vinrent aux mains, et pour conséquence ultime, la bipolarisation actuelle de l’opinion chrétienne nous rappelle l’état d’esprit qui prévalait lors des affrontements sanglants qui mirent à genoux ce qui alors s’appelait la région Est du Liban. Dans son discours du 14 août(1) Hassan Nasrallah prévient les chiites qu’ils encourent le danger d’être tués ou au moins déplacés, évoque la menace du « nouveau Proche-Orient » américain et promet à Israël une surprise « qui changera la face du conflit au Moyen-Orient ». Cette vision apocalyptique est très particulière à un messianisme récurrent chez certains. Le commerce des images vient à l’aide des tribuns. Les photos des martyrs de la Résistance islamique ainsi que celles des opposants à la Syrie sont mises en scène par les médias et particulièrement la télévision, ce qui permit de décrocher l’intérêt des auditeurs pour les enjeux véritables pour se concentrer, grâce à une excellente scénographie, sur la personnalité de l’orateur et la relation qu’il établit entre son individualité et la sacralité des martyrs et de la « cause ». Ainsi, « la légalité (celle des orateurs pour leurs partisans) ne fait alors référence qu’à la situation du moment, aux ennemis que le pouvoir dénonce, découvre ou soupçonne »(2) et la complexité du conflit libanais est alors noyée dans l’urgence de repousser le prétendu danger d’extermination du groupe. Le puritanisme et l’ascèse (Nasrallah), l’honnêteté (Aoun), prêtés aux communicants, leur délivrent une aura, et l’idolâtrie dont ils font l’objet leur permet de détourner l’attention de leur public de la crise économique où il se débat, au nom d’idéaux personnifiés, plus nobles que les contingences du quotidien ; « Le discours politique tend à se muer en langage mystique pour leurrer l’électeur idéaliste »(3). Maintenant, comment la langue aide-t-elle à atteindre ce degré de subversion ? Il faut savoir que dans le monde arabo-musulman, le verbe est sanctifié, comme le vecteur de la Révélation divine. Le système politique en islam est une logocratie et non une théocratie, car la relation entre l’homme et son Créateur passe par l’acte de foi en la parole divine et l’effort personnel pour appliquer « la commanderie du bien et l’interdiction du mal » (4), les hommes de religion n’ayant qu’un pouvoir interprétatif restreint et extrêmement codifié. Mais la langue arabe, « qui peut emporter la conviction »(5) langue du Coran, comment peut-elle influer sur le comportement d’un public chrétien ? Je rappellerai qu’au moment de la « Nahda » linguistique arabe, après quatre siècles d’immobilisme ottoman, étaient en première ligne des écrivains chrétiens. Je citerai brièvement Abdallah et Boutros Boustany, Ibrahim et Nassif Yazigi, Adib Ezhak. S’exprimer en une langue ne peut se résumer à l’utilisation d’un moyen de communication sans subir sa charge culturelle sur notre psychologie. À ce propos, Jean Salem dit du langage : «Celui-ci ne saurait, en effet, être tenu pour un simple véhicule de la pensée. Le structuralisme a suffisamment mis en lumière les rapports entre les formes grammaticale et notamment syntaxique, et le découpage de l’espace mental pour qu’on ne puisse plus tenir le problème du langage, comme celui d’un simple revêtement du contenu : il est lui-même une part de ce contenu dans la mesure où il tend à l’informer, à l’organiser en système. »(6) Allons-nous pour autant souscrire à la formule lapidaire de Pierre Bourdieu : « L’opinion n’existe pas »(7) ? Non, il suffit de refuser de s’identifier à la masse, de ne pas craindre d’être isolé, de douter comme Descartes. Même l’imam Ghazali, pourfendeur des philosophes, finit par avouer qu’il eut recours à leur logique pour démonter leurs propositions. Faisons de même. La sombre dictature des mots n’est pas encore définitivement ancrée dans nos mœurs politiques et les acteurs politiques seront sensibles à une opinion rétive, révoltée contre l’intoxication des discours assassins. Amine ISSA Agriculteur (1) Al-Safir du 15 août 2007. (2) Le malheur russe Hélène Carrère d’Encausse, Fayard, page 392. (3) La dépolitisation par le langage François Brune, Le Monde Diplomatique, mai 1995. (4) Al-Amr Bil Ma’rouf Oua al-Nahi an al-Mounkar. (5) Passion d’al-Hallaj Louis Masignon, Gallimard, tome 3, page 99. (6) Le peuple libanais Jean Salem, Librairie Samir, page 103. (7) Le marché des biens symboliques in L’année sociologique 1971, volume 22. Article paru le mardi 4 septembre 2007
« Le mal fait par un coup, passe ; mais le mal
fait par un mot, demeure. » (Proverbe turc)

Les Libanais se plaignent du discours politique. Ils l’accusent tour à tour d’être sans objet, de perpétuer un état de fait, de cacher par sa violence et son niveau de charretier une incapacité d’exprimer de nouvelles idées. Même les partisans de l’une ou de l’autre...