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Actualités - CHRONOLOGIE

THÉÂTRE - La guerre comme cible dans une performance signée Rabih Mroué Supermartyr land

Si les chats ont sept vies, les martyrs libanais ont, eux (les veinards !), une vie terrestre éternelle. Comme les zombies, ils se relèvent de leurs tombes pour participer aux combats. Leurs effigies sont sur les murs de la ville, sur les balcons, portées à bras-le-corps. Ils sont vivants en nous, autour de nous, à la place de nous, qui sommes des morts-vivants. C’est ce que semble dire, en substance, la performance de Rabih Mroué, « Comme Nancy aurait souhaité que tout ceci ne fût qu’un poisson d’avril », donnée en deux représentations privées (au théâtre al-Madina), avant son départ pour la France. On sait que la reconnaissance de soi a été identifiée depuis longtemps chez des animaux supérieurs. Un chimpanzé marqué d’une tache de peinture rouge à la face et, la voyant dans le miroir, tente de l’enlever, prouvant ainsi qu’il associe l’image dans le miroir à l’image plus globale qu’il a de lui. Certains chercheurs en déduisent qu’en conséquence, le chimpanzé se rend compte de ce que les autres perçoivent de lui. Ce fameux test du miroir, c’est Rabih Mroué et compagnie qui nous le proposent aujourd’hui avec leur performance. Voilà ce qui s’est passé au Liban de 1975 à nos jours. Ouvrez bien les yeux et les oreilles. Kataëb, Marada, Amal, Mourabitoun, Hezbollah, Parti socialiste progressiste, Parti social nationaliste syrien, Baas syrien, al-Waad, Forces libanaises, Parti communiste, l’Organisation pour la libération de la Palestine, etc. se sont entre-tués à mort durant des décennies. Résultat des courses : des martyrs à n’en plus finir. Des martyrs idéalisés, qui régissent nos vies et guident nos politiques. Des martyrs qu’on ferait bien de laisser mourir. « Alors, que décidez-vous de faire ? » semble nous demander cette « Nancy ». Quatre personnages, quatre combattants qui vont tour à tour mourir et renaître en traversant l’histoire du Liban de 1975 à aujourd’hui. Ils sont assis sur un canapé de salon banal, au-dessus d’eux des écrans sur lesquels seront projetés les visages des combattants et des hommes d’État assassinés tandis que par leurs voix se déroule la tragédie du Liban déchiré. La chronologie qui suit n’est pas exhaustive. Elle ne contient pas d’analyse des événements qui y sont évoqués. La guerre du Liban, on l’a vécue bel et bien, en live et sans retransmission télé. Elle a duré quinze ans (et plus), durant lesquels le conflit a fait la une de milliers de journaux, a été le sujet de milliers d’ouvrages, de documentaires, de chansons. Mais écouter ces combattants raconter d’un ton lapidaire le récit de leurs batailles, cela donne froid dans le dos. D’abord sous-jacente, la critique orchestrée par Rabih Mroué devient au fur et à mesure acerbe et directe. Une analyse au premier degré du texte se contenterait d’y voir une chronologie de la guerre civile. Néanmoins, si ce constat n’est pas faux, il n’en constitue pas pour autant le fond du récit. Les propos Mroué vont plus loin. « Depuis le début de la guerre civile en 1975 jusqu’à aujourd’hui, les murs du Liban se sont recouverts d’affiches montrant les visages des combattants et des dirigeants politiques tués, dit le jeune auteur, acteur et metteur en scène. Récemment, avec la série d’assassinats commencée en 2005, ces images ont resurgi au point qu’il est difficile de les éviter. Nous regardons ces visages suspendus et ces visages suspendus nous regardent, où que vous soyez, la rencontre est certaine. » Et d’enfoncer le clou : « Les morts ici ne partent pas ou, plus exactement, les habitants de la ville ne permettent pas aux assassinés de partir et ils les enterrent chez eux. Les royaumes des vivants et des morts se mêlent. Le cimetière est dans la maison et le cercueil est ouvert. Les morts remplissent le temps et l’espace de leurs allers et venues. Ils ont commencé à vivre en nous. Bachir Gemayel vit en nous, et Kamal Joumblatt et Rafik Hariri et l’Iman al-Sadr et tous les combattants de la résistance nationale, islamique, libanaise, arabe... Chaque mort tué ou assassiné continue à vivre dans sa communauté. Et les communautés parlent à la place de leurs morts. Nous ne pouvons plus distinguer les morts des vivants... Les morts ne meurent pas parce que les vivants ne sont pas encore prêts à supporter de vivre sans père, même si ce père est un cadavre. » Ce sont les mots de Rabih Mroué sur la constante présence des visages des morts qui lui a inspiré le spectacle qu’il nous propose. Décidément, il y a des constantes aussi têtues que l’histoire mouvementée de ce pays. Il pleut des morts, donc, dans cette performance. Ce taux vertigineux de mortalité est expliqué par le fait que les héros, Hatem, Rabih, Ziad et Lina, soient engagés dans des combats fratricides à Beyrouth dans les années 1970 et 1980. Mais ce dispositif pour un canapé et quatre écrans vidéo recèle tout de même son lot de surprises. Car un peu à la manière de certains jeux électroniques (Super Mario Land notamment), une fois tués, les personnages se relèvent et recommencent à vivre, ce qui, dans ce contexte guerrier se référant à l’histoire sanglante du Liban, est profondément intrigant. Comme si le réel le plus terrible s’était mué par la volonté d’un esprit quelque peu vicieux en un monde virtuel où se rejouent à l’infini les affrontements du passé. À moins qu’il ne s’agisse d’un poisson d’avril ? Brûlot polémique, pamphlet politique ? Il est normal, vous en conviendrez, de sortir de là avec un affreux goût de bile dans la bouche. La guerre, voyez-vous, c’est loin d’être une blague. Censure ? Elle avait affûté ses grands ciseaux pour se tailler une belle part du texte de Rabih Mroué et de Fadi Toufic. Mais, dans cette pièce, dame Anastasie n’a finalement pas eu un rôle très reluisant. Face à l’interdiction de la Sûreté générale, le ministre de la Culture, Tarek Mitri, a tenu bon. Ses efforts, ceux du ministre de l’Intérieur, Hassan Sabeh, appuyés par le Premier ministre, Fouad Siniora, ont convaincu la censure de revenir sur l’interdiction. Avec cet heureux dénouement, le rideau se lève sur un nouvel acte qui, on l’espère, s’accomplira avec le moins de péripéties dramatiques possibles. En effet, il s’agit de « sur » militer pour que la culture ne se réduise pas au silence. Il est temps, comme l’a si bien noté Chistine Tohmé, directrice de l’association Ashkal Alwane, que soient revisitées ces pratiques vétustes qui consistent à rogner, amputer, ajouter, couper, triturer une œuvre sans que son auteur ait un droit de contrôle. Et que tout contentieux soit réglé, selon la loi, devant les tribunaux concernés. Fiche technique « How Nancy wished that everything was an April Fool’s joke » (Comme Nancy aurait souhaité que tout ceci ne fût qu’un poisson d’avril ». Mise en scène : Rabih Mroué Texte : Fadi Toufic et Rabih Mroué Scénographie et graphisme : Samar Maakaroun Animation : Ghassan Halwani Collection d’affiches et recherche : Zeina Maasri. Avec Lina Saneh, Hatem el-Imam, Ziad Antar, Rabih Mroué. Maya GHANDOUR HERT

Si les chats ont sept vies, les martyrs libanais ont, eux (les veinards !), une vie terrestre éternelle. Comme les zombies, ils se relèvent de leurs tombes pour participer aux combats. Leurs effigies sont sur les murs de la ville, sur les balcons, portées à bras-le-corps. Ils sont vivants en nous, autour de nous, à la place de nous, qui sommes des morts-vivants.
C’est ce que...