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Actualités - OPINION

Chroniques de l’irréparable Le rire de Cassandre

Touchante et pathétique, telle est la figure de Cassandre, fille de Priam, roi de Troie, et d’Hécube, sœur d’Hector et de Pâris. Sa beauté séduit Apollon lui-même. En récompense de son amour, il la gratifia du don de prophétie. S’étant refusée à lui, il lui retira cependant le pouvoir de persuasion. Personne ne croyait plus Cassandre. Elle connaissait tous les malheurs qui frapperont un jour sa bonne ville de Troie : le voyage à Sparte, l’enlèvement d’Hélène, la mort d’Hector, le diabolique cheval de Troie, l’incendie final qui, pour toujours, conférera aux plaines d’Ilion et de la Troade cette impression de désolation anxieuse qu’elles gardent encore. Cassandre hantait les palais, courait sur les remparts, suppliant les uns et les autres d’épargner à Troie tant de malheurs. Mais qui pouvait accorder foi aux incohérences les plus invraisemblables de cette femme ? Et cependant, Troie sera rasée, la pauvre Cassandre sera violée par Ajax et emportée, comme butin de guerre, par Agamemnon et elle mourra avec lui sous les coups de la terrible Clytemnestre. Un ami me raconta avoir rêvé de Cassandre. Dans son rêve, le ciel décida d’envoyer la malheureuse au pays de l’absurde et du parjure, le Liban. Il est vrai que la terre entière ne cesse de nous déléguer des émissaires et des intermédiaires de bonne volonté qui, par amour pour notre pays paradisiaque, proposent leurs services afin de nous permettre d’éviter le pire, c’est-à-dire le vide vertigineux du pouvoir et le chaos qui risque, sous peu, d’en résulter. Nul d’entre eux ne s’est encore rendu compte que le pays du Cèdre est une souris que tiennent à la gorge les chats tigrés de Syrie et d’ailleurs. Le ciel décida donc, dans le rêve de cet ami, de déléguer Cassandre, capable de sonder, avec une précision hallucinante, l’avenir. Drapée de noir, le regard triste mais non dénué de cette majesté que confèrent les grandes douleurs, Cassandre débarqua chez nous, place des Martyrs. Elle déambula parmi les tombes de personnages assassinés, se promena au cœur d’une épaisse forêt de tentes curieusement dressées en ce lieu. Pas âme qui vive. Cassandre pensa qu’elle était arrivée trop tard et que les habitants du camping avaient péri dans le malheur contre lequel elle venait mettre en garde les habitants du pays. Elle tomba enfin sur un préposé à la sécurité du camping- village qui lui recommanda d’aller trouver le seigneur des tentes. Elle se présenta donc devant le juriste-théologien, seigneur du village urbain. Elle s’effondra à ses pieds pour lui annoncer tous les malheurs qui allaient bientôt frapper ces contrées. On l’écouta, on lui sourit sans émotion, puis on lui parla longuement de la sainteté des armes qui tuent, de la moralité de l’argent de l’économie parallèle, de la sacralité du combat contre la corruption représentée par un certain Siniora et ses complices. On lui fit le récit épique des victoires divines et on la rassura que le dieu de la force armée saurait reconnaître les siens. Cassandre sortit sur la pointe des pieds, se sentant manifestement de trop. On la conduisit alors chez le pontife suprême, perché dans son relais de haute montagne. Il la bénit, lui donna l’accolade et sanglota longuement avec elle. Que pouvait-il faire d’autre ? Il savait les dangers imminents mais, comme Cassandre, personne ne voulait l’écouter. On lui recommanda d’aller voir les candidats éventuels à l’élection présidentielle. C’est là, lui dit-on, que réside l’impossible solution qui évitera le pire au malheureux pays. Cassandre se retrouva au sein d’une multitude incalculable où la cacophonie était la règle et où nulle oreille n’était en mesure de prêter la moindre attention à ses propos. Elle prit ses jambes à son cou comme jadis quand elle courait sur les remparts de Troie. Elle se retrouva alors chez le chef suprême d’une assemblée appelée Parlement et qui garde, dans sa poche, les clés de la porte de l’unique lieu où le face-à-face des belligérants est, par définition, serein et non belliqueux. On sécha les larmes de Cassandre et on lui dit que tout allait très bien dans le meilleur des mondes et que, à la date prévue par les textes constitutionnels que nul ne respecte, un lapin sortirait du chapeau du grand magicien, en l’occurrence le pays serait doté d’un président descendu du ciel ou presque. Puis elle fit un tour par le Grand Sérail perché sur une petite acropole au cœur de la ville. Sa douleur était insupportable, cela lui rappelait Troie assiégée par le camp fait de mille tentes dressées par les Achéens. C’était plus qu’elle ne pouvait supporter. Elle s’enfuit et se retrouva sur la douce colline de Rabieh, surplombant la Méditerranée, parmi les pins parasols, les cyprès, les magnolias, les hibiscus et les bougainvillées. Son interlocuteur était de toute évidence le sauveur ou du moins il se présentait comme l’unique sauveur du paradis perdu. Elle l’implora, le supplia, lui baisa les pieds. Puis elle écouta longuement et silencieusement. On lui expliqua tout : la fourberie de ce Siniora, décidément réduit au rôle de « capo mafioso » hors du commun ; l’ignoble perversité de la bande de Siniora qui n’hésite pas à financer des gangs de tueurs fondamentalistes afin de fourvoyer l’armée nationale ; le fanatisme hypocrite de la secte de Siniora qui marginalise les chrétiens au sein de l’Administration alors que le juriste-théologien, de la secte rivale, leur veut une divine quiétude sous sa sainte et unique protection. On parla, on parla de soi, on parla à la première personne. Cassandre ne pleurait plus, elle écoutait et écarquillait les yeux. Soudain, elle ne se retint plus. Elle partit d’un éclat de rire, un monumental éclat de rire, elle qui n’avait jamais ri depuis Homère. Elle alla se réfugier dans les cimetières où on peut entendre l’éclat de son rire à l’oreille de tous les morts inutiles d’une cause perdue parce qu’elle est la cause d’un pays sans citoyens. Pr Antoine COURBAN

Touchante et pathétique, telle est la figure de Cassandre, fille de Priam, roi de Troie, et d’Hécube, sœur d’Hector et de Pâris. Sa beauté séduit Apollon lui-même. En récompense de son amour, il la gratifia du don de prophétie. S’étant refusée à lui, il lui retira cependant le pouvoir de persuasion. Personne ne croyait plus Cassandre. Elle connaissait tous les malheurs qui...