Rechercher
Rechercher

Actualités - REPORTAGE

GUERRE DE JUILLET-AOÛT - Le village n’a pas encore fait son deuil des 28 victimes civiles Il y a un an, la tragédie de Cana… Page réalisée Par Suzanne BAAKLINI

«J’ai perdu cinq enfants, ma femme, ma mère, un neveu, un oncle avec sa femme et ses trois enfants, et un oncle avec neuf de ses petits-enfants. En une seconde. Ma foi inébranlable m’a donné la force de continuer. » Ces mots sont ceux de Mohammad Kassem Chalhoub, qui a survécu au (nouveau) massacre de Cana (Liban-Sud) mais qui y a laissé toute sa famille. Le dimanche 30 juillet 2006, le Liban, déjà habitué aux nouvelles atroces de massacres en série depuis le début de la guerre lancée par Israël le 12 du même mois, se réveille sur une nouvelle tragédie : des dizaines de civils, dont une majorité d’enfants, sont fauchés par un missile dans l’abri où ils avaient pensé trouver refuge. Ils sont tous parents, appartenant à deux familles qui habitent le quartier, les Chalhoub et les Hachem. Aujourd’hui, un an plus tard jour pour jour, ceux qui restent vivent toujours dans les souvenirs cauchemardesques de cette nuit-là, où les siens les ont quittés. À Cana, sur la route principale, une grande affiche avec les portraits des 28 victimes indique le virage qui mène à leur cimetière. Sur la petite place, les tombes ont été disposées au centre d’un pâté de maisons où des travaux ont actuellement lieu. Au-dessus de deux des tombes, le drapeau du Hezbollah est hissé. Sur le petit mur d’enceinte, une pièce du missile a été fixée. Le massacre s’est passé un peu plus loin, mais le bâtiment de trois étages qui a enseveli les victimes en s’effondrant n’existe plus, nous dit-on. Les femmes qui se promènent là sont entièrement vêtues de noir, signe que le deuil est loin d’être terminé. Les visages graves s’assombrissent davantage quand on évoque la tragédie, mais les langues se délient vite pour évoquer le souvenir des disparus qui reposent si près de là. Le premier rencontré est Mohammad Chalhoub. Il est tout de noir vêtu et l’amertume durcit ses traits. Au début, il se laisse difficilement convaincre de témoigner de son histoire, mais une fois lancé, son récit s’égrène de lui-même, sur l’esplanade du cimetière. « C’était une nuit très forte de bombardements, se souvient-il. Vers 1h00, nous avons juste senti une grande déflagration, et le plafond nous est tombé dessus. Environ une vingtaine d’entre nous ont pu s’extirper vivants de ce cauchemar. J’ai appelé les miens un à un, puis quand personne ne m’a répondu, j’ai tout de suite su qu’ils étaient morts. » Tous les témoignages recueillis sur place concordent à dire que les deux familles n’avaient pas quitté le village, contrairement à beaucoup d’autres, parce qu’elles avaient eu trop peur des tirs israéliens sur la route et aussi parce que les issues avaient été rapidement coupées. « Mais l’endroit où nous étions était inaccessible et il ne pouvait y avoir eu des tirs proches pour justifier le bombardement », assure Mohammad, soulignant que même les Israéliens avaient plus tard reconnu cela. Ce qui l’a aidé à faire face à une tragédie de cette ampleur ? « C’est ma foi inébranlable », dit-il. Il ajoute : « J’ai insisté à laver leurs corps de mes mains et à les enterrer moi-même. Les autres n’en croyaient pas leurs yeux, mais Dieu m’avait donné une patience surhumaine. Ce qui n’a pas empêché les semaines qui suivent d’être extrêmement difficiles. Perdre six personnes d’un coup dépasse tout entendement. Je me suis retrouvé dans une maison vide, avec des souvenirs à chaque coin. Aujourd’hui, je me suis remarié et je veux fonder une nouvelle famille. Mais je suis quand même un homme qui vis entre le passé et le présent. » Ce qui est sûr pourtant, c’est qu’il canalise sa colère contre l’État et le gouvernement qui l’accusent, selon ses dires, « de falsifier mes rapports médicaux, alors que j’ai un bras partiellement endommagé ». « On cherche à me faire payer mes positions proches de la Résistance », ajoute-t-il. Une terrasse vide, des compagnons de jeu disparus Les femmes, elles, pleurent les enfants qui remplissaient la petite place de leurs cris et de leurs jeux. Hala Ahmed Chalhoub a perdu deux filles dans la catastrophe, Roukaya et Fatmé, parmi seize personnes de sa famille directe, dont ses parents et ses jeunes frères et sœurs. Elle se souvient avoir été réveillée cette nuit-là par les cris de panique, n’ayant pas entendu la déflagration. « J’ai appelé mes enfants, raconte-t-elle. Fatmé ne me répondait pas, et je m’attendais au pire. Roukaya gémissait à mes côtés et, bien que moi-même blessée, je ne pensais qu’à la sauver. Quand mes cris ont enfin été entendus, j’ai été transportée au dehors et je les ai vus prendre ma fille. Elle était encore vivante. Il paraît qu’elle a appelé son père avant de rendre l’âme. Je ne devais plus la revoir. » Et puis les souvenirs s’enchaînent : les heures passées à saigner en attendant les secours, l’hôpital, le jour où on lui a raconté que sa seconde fille n’avait pas survécu. Ce qui a aidé Hala à surmonter l’épreuve, c’est de voir « la tragédie des autres, ceux qui ont perdu toute leur famille, et ma peine est devenue moins lourde à porter ». Elle poursuit : « C’est le prix qu’il faut payer à la nation pour être de bons citoyens. Notre foi nous apprend que al-Hussein a lui aussi offert la vie de ses enfants, et sa fille s’appelait Roukaya comme la mienne. Nous suivons sa voie. » Mais à la mesure que cette conversation se prolonge, les yeux de cette toute jeune femme s’embuent de larmes, sa voix se brise. « Vous savez, la peine grandit avec le temps, contrairement à ce que l’ont dit, dit-elle. Elles me manquent beaucoup. Chaque jour, je pense à ce qu’elles seraient en train de faire si elles étaient là. Et mes frères et sœurs qui m’accueillaient chez mes parents… Ils sont tous partis. » Inconsolables également, la vieille « hajjé » Mir Jabah et ses deux filles, Ilham et Hyam Hachem. Elles ont perdu petits-enfants, neveux et nièces dans le massacre et n’en sont sorties que miraculeusement. La « hajjé » avait également perdu un fils dans les affrontements une semaine plus tôt. « Regardez cette terrasse, dit-elle, elle ne pouvait pratiquement pas les contenir quand ils venaient tous ensemble. Aujourd’hui, elle est vide. » Il ne leur reste pratiquement que le petit Hussein, quatre ans, fils de l’un des fils de la famille. Malgré son jeune âge, il se souvient des moindres détails de la tragédie, et son regard est incroyablement mûr. À la demande de sa tante Ilham, il tient une photo des martyrs de la famille et les nomme un à un, utilisant les surnoms de préférence, comme s’il devait les revoir tout à l’heure : « Fatoum, Roukaya, Alouche… » Ce sont ses compagnons de jeu qui ont été transformés en « martyrs », comme il le dit lui-même. Depuis la tragédie, il tressaillit au moindre bruit, quitte à sortir de classe les jours d’orage. Comme Hala, les trois femmes assurent que « la peine grandit à mesure que le temps passe, comment pouvons-nous oublier ? » « Perdre un membre de la famille est en soi une tragédie, alors que serait-ce d’en perdre autant, et huit enfants à la fois ? » lance la hajjé. Avant de confier que « le jour de l’enterrement, quand nous sommes revenus au village, était pire que la mort ». C’est le monde à l’envers, ses propres enfants qui ont perdu leur progéniture. « Le plus jeune n’avait que neuf mois », dit-elle. Hyam, quant à elle, est un cas spécial. Laissée pour morte durant des heures dans l’abri effondré, elle n’a retrouvé ses esprits qu’au petit matin. On a entendu par hasard son gémissement étouffé, pour la retrouver ensevelie dans les décombres jusqu’au cou. Elle a été transportée à l’hôpital dans un état second et n’a eu que bien plus tard conscience de l’ampleur de la tragédie à laquelle elle a miraculeusement survécu. « Quand je pense qu’ils ont été si nombreux à mourir autour de moi sans que je n’aie rien pu faire pour eux », lâche-t-elle, aussitôt reprise par sa mère et sa sœur qui protestent qu’elle n’était pas en position de faire quoi que ce soit. Tout Cana dégage l’image d’un village vivant davantage au passé qu’au présent, au rythme de ses deux cimetières, l’un datant de 1996 (lorsque plus d’une centaine de victimes civiles sont tombées dans un centre de l’ONU) et l’autre de 2006.
«J’ai perdu cinq enfants, ma femme, ma mère, un neveu, un oncle avec sa femme et ses trois enfants, et un oncle avec neuf de ses petits-enfants. En une seconde. Ma foi inébranlable m’a donné la force de continuer. » Ces mots sont ceux de Mohammad Kassem Chalhoub, qui a survécu au (nouveau) massacre de Cana (Liban-Sud) mais qui y a laissé toute sa famille. Le dimanche 30...