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« L’Orient-Le Jour » passe une nuit avec ceux que la presse étrangère qualifie de « nouvelle milice » Du sang neuf au sein de la police de proximité : ces jeunes qui surveillent leurs quartiers Lélia MEZHER

Ils ont la trentaine tout au plus, un emploi ordinaire durant le jour, mais ils ont quand même choisi de sacrifier leurs soirées au service de la communauté. Ce sont eux que la presse étrangère qualifie de « nouvelle milice ». À tort, car ces jeunes se sont organisés pour surveiller leur quartier, leur village, leur région, après la recrudescence des attentats depuis le 21 mai dernier. C’est vrai qu’au début, ils s’étaient spontanément organisés en bandes, entreprenant de surveiller leur voisinage direct, afin de déceler le cas échéant toute activité suspecte. Puis la municipalité a compris combien leur aide pouvait lui être précieuse : elle les a purement et simplement embauchés, tout en mettant à leur disposition des moyens dignes d’une vraie police. Municipalité de Beit Méry-Aïn Saadé. C’est le début de la soirée, heure à laquelle l’équipe de nuit prend la relève. Ce système est en vigueur depuis qu’un attentat a visé récemment la ville principale de Aley. Les équipes se succèdent, du début de l’après-midi jusqu’aux premières heures de la matinée. Certains membres de ces équipes sont en charge de postes fixes, alors que d’autres effectuent des rondes régulièrement. Les véhicules sont privés, mais leur numéro d’immatriculation est connu des services de renseignements de l’armée. Aucun de ces jeunes n’a en outre le droit de monter dans l’un des véhicules 4x4 appartenant à la police municipale si un policier ne se trouve pas à bord du véhicule. Ces jeunes, qui font presque du bénévolat, vu la somme dérisoire qui leur est versée chaque fin de mois par la municipalité, ont tous une carte délivrée par le ministère de l’Intérieur. Il leur est interdit de circuler sans cette carte, sinon « c’est à la maison, immédiatement », indique celui que nous appellerons Ziad. Il raconte : « Au début, nous surveillions nous-mêmes le quartier. On a grandi ici, on connaît tout le monde et tout le monde nous connaît. Il nous importe de veiller à la sécurité de nos familles, de nos amis. Vous savez, les poseurs de bombes, ils sont comme les voleurs, ils frappent quand on s’y attend le moins. Puis on ne peut pas savoir qui suspecter. Dès qu’on voit des étrangers, on leur demande de s’identifier. L’autre soir, il y avait quatre jeunes du Akkar qui faisaient des tours à Beit Méry. Au final, il s’est avéré qu’ils étaient venus ici prendre l’air et passer la soirée », ajoute-t-il. Si le climat de suspicion qui s’est développé depuis les attentats règne ici en maître, cela n’empêche pas ces jeunes de se montrer d’une politesse exemplaire lorsqu’ils sont sur le terrain. « Nous n’avons pas le droit de dépasser nos compétences. Lorsque nous suspectons quelqu’un, nous le signalons aux services de renseignements de l’armée. Nous les informons que nous allons nous rendre au domicile de cette personne pour nous assurer que ses papiers sont en règle. S’ils sont d’accord, cela signifie que nous sommes couverts, notre action est donc légale, nous pouvons y aller. Mais si la personne chez qui nous nous rendons choisit de ne pas coopérer, nous ne pouvons rien faire si un policier municipal n’est pas avec nous. Et toujours, toujours, nous devons être munis de notre carte d’identification », explique Ziad. Un tour à la municipalité flambant neuve de Beit Méry-Aïn Saadé révèle le sérieux de l’organisation de ces jeunes. Un talkie-walkie permet de maintenir le contact avec toutes les unités déployées sur le terrain. En cas de problème, ces unités appellent la base qui informe alors, au choix, la police municipale ou les renseignements de l’armée. Une pile de boîtes vides trônent non loin. Ziad explique qu’elles contenaient « les caméras qui viennent d’être installées à Aïn Saadé et Beit Méry. Bien sûr, je ne peux pas vous dévoiler l’emplacement de ces caméras », pour des raisons évidentes de sécurité. Un écran de télévision relié aux caméras permet de surveiller constamment les allées et venues dans les environs. Coopération Un seul mot d’ordre : la coopération. Celle-ci est constante : avec la police municipale d’abord, mais aussi avec les renseignements de l’armée et les municipalités voisines. Sur un tableau d’affichage, tous les numéros de téléphone utiles figurent en bonne place. « Récemment, nous sommes allés voir tous les ouvriers syriens qui travaillent dans cette zone. Nous avons pris leurs noms et nous avons photocopié leurs papiers. Toutes ces informations sont centralisées ici et sont communiquées aux SR de l’armée. Les ouvriers savent que nous ne leur voulons aucun mal, mais ils savent aussi que ce n’est pas la foire. Dès qu’il y a de nouvelles têtes, nous allons vérifier si les papiers sont en règle, mais toujours avec tout le respect qui s’impose. Les habitants nous connaissent et nous font confiance, les ouvriers aussi. Nous ne prenons pas avantage de la situation, affirme Ziad, mais nous sommes aux aguets. » « L’autre soir, raconte-t-il, une ambulance de la Croix-Rouge s’était arrêtée pour demander son chemin. Ils voulaient savoir comment arriver à l’hôpital de Bhannès. Cela nous a mis la puce à l’oreille. Comment des bénévoles de la Croix-Rouge ne savent pas où se trouve l’hôpital ? Nous avons relevé le numéro de la voiture et nous avons alors immédiatement contacté la Croix-Rouge pour une vérification. En fait, ils arrivaient de Jdeidé et ne connaissaient pas la région. » Pour eux, tout étranger est par définition suspect. « Vous vous souvenez de Ziad Jarrah ? Celui qui s’est fait exploser dans les Twin Towers ? C’est le cousin de mon ami. Toute sa famille n’en revient toujours pas de ce qu’il a fait. Il était très ouvert, éduqué à l’européenne, marié à une jeune Turque et à l’aise financièrement. À le voir, personne n’aurait pu imaginer qu’il ferait une chose pareille. Tout comme le professeur d’université récemment arrêté à Qab Élias, dans la Békaa. Il faut être très vigilant », poursuit Ziad. Chacun de ces jeunes a un nom de code. « Ours de nuit, Tweety, Markaziah … Au début, on se trompait et on s’appelait par nos vrais prénoms. Maintenant, ça va. On s’est habitué », affirme Ziad avec un sourire. La mission de ce soir Ce soir, Markaziah a décidé qu’il fallait absolument vérifier trois appartements habités par des ouvriers égyptiens. « Ils vivent dans des appartements trop grands pour des gens qui ne touchent que trois fois rien. Ils ont des scooters. Tout cela ne me dit rien qui vaille… Je n’ai pas un bon pressentiment, j’espère que je me trompe », déclare Markaziah, l’air inquiet. « Avant toute chose, je dois appeler les SR et leur demander de nous couvrir. Sinon, on ne peut pas y aller. Il faut un policier aussi. Nous ne pouvons pas y aller seuls. » Il prend le combiné, compose un numéro qu’il a dû appeler des dizaines de fois depuis que ce système est en place. « C’est bon, ils nous donnent le OK », indique Markaziah. Il se tourne vers ses chabeb : « Vous devez relever leurs noms, le nom de leur mère, le lieu où ils travaillent, vérifiez aussi s’ils ont des cartes de séjour en règle. Voilà, bonne chance, ne soyez pas longs. » En route donc. Un policier de la municipalité ouvre l’armoire où il range son arme, s’en empare et prend place à bord de son véhicule 4x4 estampillé « Police de la municipalité de Beit Méry-Aïn Saadé ». Les trois autres le suivent, prennent place à leur tour à bord de la voiture, les portières claquent. C’est parti. Nous arrivons rapidement à destination. L’immeuble parait cossu. Sur la terrasse d’en face, les voisins regardent la télévision en grignotant des pois chiches. Ils reconnaissent immédiatement la patrouille qu’ils gratifient d’un chaleureux ahlan wa sahlan. Interrogés par le policier, ils lui indiquent les appartements dans lesquels séjournent les ouvriers étrangers. Entre les arbres fruitiers et les rosiers, l’appartement a tout l’air d’une maison de vacances. Quelques coups fermes à la porte, suivis d’un « ouvrez, s’il vous plaît », et les pas résonnent au fond du couloir. Un individu ouvre la porte. Il a l’air surpris de se retrouver nez à nez avec un policier. Tout le monde rentre, ce qui provoque quelques minutes de confusion à l’intérieur de l’habitation. « Vos papiers, s’il vous plaît », demande le policier. Tout le monde est en règle, tout va bien. Direction le deuxième appartement. Celui-ci est aussi en très mauvais état. Ils sont 10 à se partager la maison. Tous produisent leurs papiers d’identité. Certains affirment cependant que leur carte de séjour est avec leur patron. « Bon, notez le nom du patron, on vérifiera », demande le policier. Un ouvrier syrien insiste pour faire le café, s’empare de la cafetière et commence à verser l’eau. Mais le groupe s’excuse, la nuit est longue et il y a beaucoup de choses à faire. Puis un problème : un jeune égyptien de 23 ans a une carte d’identité, mais n’a toujours pas de carte de séjour. Il est arrivé au Liban via la Syrie il y a tout juste 20 jours. Son oncle travaille déjà à Beit Méry dans un supermarché et lui a trouvé une place dans le même établissement. L’air apeuré, il ne comprend pas bien le dialecte libanais et semble très inquiet de la suite des événements. Le policier le regarde, et dit : « Ce n’est pas sérieux tout ça. Il faut une carte de séjour, déjà que tu es entré illégalement sur le territoire libanais. Je ne vais pas être injuste avec toi, je te donne 20 jours pour régulariser ta situation. Tu dis à ton patron de te faire les papiers. Uniquement 20 jours, tu entends ? » Puis il s’adresse à son oncle qui se tient près de lui, et lui dit : « Tu dis à ton patron de lui régulariser sa situation, OK ? » Pourquoi ce jeune égyptien a-t-il décidé, malgré la situation qui règne au Liban, de venir quand même tenter sa chance ? Son oncle raconte que les passeurs n’ont qu’un seul but : se faire de l’argent. En Égypte mais aussi en Syrie, ils disent aux clandestins qu’ils pourront faire fortune, une fois arrivés au Liban : « Mon neveu a ainsi payé 3 600 dollars pour arriver ici. Mais, au moins, il peut désormais mettre de l’argent de côté, pas comme en Égypte. » Une affiche de soutien à l’armée Il reste un dernier appartement à contrôler. Celui-ci est situé dans un sous-sol. Il fait très sombre et l’odeur y est quasi insoutenable. Ici vivent un groupe de cinq Égyptiens et un couple de Nigérians dans l’insalubrité la plus totale. Les Nigérians sont anglophones et ne parlent pas arabe. Leurs papiers sont en règle. Le groupe d’Égyptiens est en revanche très pris par un match de catch et ne semble pas trop se préoccuper de la présence des membres du groupe de contrôle. En effet, ils les ont reconnus, pour les avoir maintes fois rencontrés dans une des stations-service où ils travaillent ou encore au supermarché du coin. Sur le pan d’une armoire on peut apercevoir une affiche de soutien à l’armée qui est actuellement sur tous les panneaux d’affichage : « L’affaire est entre tes mains ». Un drapeau de l’Arabie saoudite trône aussi en bonne place. L’ambiance est bon enfant et après une ultime vérification des papiers, la mission est terminée. Sur le chemin du retour, un petit détour s’impose pour saluer Ours de nuit et son collègue, en poste pour la nuit. Un petit garçon surgit de nulle part et leur offre deux verres en plastique remplis de merry cream. Un geste symbolique pour les remercier de veiller inlassablement tous les soirs à la sécurité des riverains. « Tout va bien ? » demande le policier. « Oui, tout va bien, on a fait notre ronde et nous revoilà. On a indiqué la route à une jeune fille qui s’était trompée de chemin. » « Eh oui, vous faites même les guides touristiques ! » s’exclame Tweety, assis sur la banquette arrière, ce qui provoque un éclat de rire généralisé. Ils rentrent à la municipalité reprendre leur poste avant qu’il ne soit déjà temps de repartir pour la prochaine ronde. Markaziah s’empare de la liste de noms des ouvriers, puis compose le numéro des SR pour les informer du résultat de la mission. Encore une nuit tranquille, « même si nous ne pourrons jamais empêcher un attentat de se produire. Mais nous ne pouvons pas rester les bras croisés en attendant que cela nous tombe dessus ». Alors, nouvelles milices, ou simplement nouvelle manière de concevoir la police de proximité ? La balance penche en faveur de la seconde option. Ces jeunes sont en effet le sang neuf de cette nouvelle police de proximité, le but ultime étant de servir la communauté et de veiller à la sécurité publique, sans pour autant verser dans l’autarcie et la xénophobie. Reste l’épineuse question des armes. Certains d’entre eux confient avoir des armes et affirment glisser leur revolver à la taille lorsqu’ils patrouillent la nuit. Mais ces jeunes dévoués ne s’identifient nullement à une quelconque milice et croient fermement en la légalité de l’appareil sécuritaire étatique. Preuve en est, ils ont choisi d’intégrer la municipalité, alors qu’ils auraient pu, comme cela se fait encore dans certaines régions du pays, instaurer un système d’autosécurité totalement parallèle à l’appareil d’État.
Ils ont la trentaine tout au plus, un emploi ordinaire durant le jour, mais ils ont quand même choisi de sacrifier leurs soirées au service de la communauté. Ce sont eux que la presse étrangère qualifie de « nouvelle milice ». À tort, car ces jeunes se sont organisés pour surveiller leur quartier, leur village, leur région, après la recrudescence des attentats depuis le 21...