PORTRAIT D’ARTISTE Evgueni Kissin, ou l’âme russe au clavier

Les éloges les plus dithyrambiques et les adjectifs les plus superlatifs entourent son nom et ses prestations au clavier. Pour la presse et le public, il s’agit du pianiste le plus fascinant de sa génération. Evgueni Kissin est un phénomène et une icône dans l’histoire des interprètes de musique classique. À trente-six ans, les cheveux ébouriffés à la Angela Davis, la lippe dédaigneuse, le regard vif, le corps un peu dégingandé comme ces colosses à la russe, les propos mesurés avec une voix parfois fluette, avare et presque maladroit en confidences ou déclarations, génial, inspiré, d’une précision de métronome avec une sensibilité d’écorché vif, mais sans affectation, devant les touches d’ivoire, Evgueni Kissin, ce Moscovite émigré à New York, n’a pas fini de faire parler de lui et de sa vision des partitions qu’il approche. Aussi bien pour les compositeurs russes dont il traduit admirablement le souffle, le lyrisme tourmenté et l’âme, que les compositeurs étrangers dont il fait ressortir, avec originalité et caractère, les multiples nuances et les insoupçonnables richesses. Né le 10 octobre 1971 en Russie, d’un père ingénieur et d’une mère professeur de piano (il faut le comprendre qu’il y a déjà de la graine de musique en famille), Evgueni Kissin ne tarde pas à montrer ses dons exceptionnels. À deux ans déjà, c’est un prodige devant le clavier. À six ans, il entre à l’École Gneissen à Moscou pour élèves surdoués. Mais très vite, le tourbillon des manifestations internationales le repère, le happe et le propulse dans les feux de l’actualité et de la compétition. À dix ans, il avait déjà débuté dans la musique orchestrale, à laquelle il se prédestinait, avec les deux retentissants concerto pour piano et orchestre de Chopin. À dix-huit ans, il est la coqueluche des scènes internationales et son minois de beau gosse un peu timide, indifférent à la gloire et attaché à son art, met le public à genoux. Remarqué par Herbert Von Karajan, il donnera sous sa direction, à Berlin, avec un brio inégalé, le périlleux et flamboyant Concerto n°1 de Tchaïkovski pour orchestre et piano. Vers 1990, c’est l’aventure américaine qui prend le dessus. Et c’est Zubin Mehta qui lui ouvre les portes du Philharmonique de New York. Mais sa préférence secrète, vite révélée, va pour les récitals et non la musique de chambre ou la réplique donnée aux grands philharmoniques. S’il avoue que son favori est J.-S. Bach, « l’alpha et l’oméga en musique », il n’en sert pas moins, avec un sens imprévisible, une maîtrise absolue et un prodigieux savoir-faire, les œuvres de Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Liszt, Chopin, Schumann, Brahms… Prestations gravées aujourd’hui dans une discographie impressionnante où virtuosité, extrême musicalité, poésie étoilée le placent au rang de Richter, Pogorelich, Horowitz… Si Evgueni Kissin reste profondément russe, c’est-à-dire impétueux et incendiaire dans son approche des partitions de Moussorgski (superbes Tableaux d’une exposition), Scriabine, Rachmaninov, Katchadourian, Stravinski, il n’en dévoile pas moins l’aspect solaire de Beethoven, la dualité euphorie-mélancolie chez Schubert ou le délire du fantastique chez Schumann. Un piano d’une éloquence inouïe, pailleté d’une myriade de nuances, tourné surtout vers l’avenir. Piquez dans les bacs des cédéthèques, juste pour le plaisir d’un voyage sonore exceptionnel, n’importe lequel de ses enregistrements ; la découverte en vaut le détour, car avec le plus prodigieux des prodiges, c’est-à-dire Evgueni Kissin au clavier, il n’y a pas de faux pas et surtout pas de fausses notes. Edgar DAVIDIAN