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Le dernier des Dandache se souvient des razzias et des représailles Jad SEMAAN

« Bien qu’un certain degré d’hypocrisie existe à ce niveau, chacun est fasciné par la violence. Après tout, l’homme est le tueur le plus dénué de remords qui ait jamais parcouru la Terre. L’attrait que la violence exerce sur nous révèle, en partie, qu’en notre subconscient, nous sommes très peu différents de nos primitifs ancêtres. » Stanley Kubrick, « Newsweek », 1972 Cheikh Niazi Dandache n’a pas eu le temps de tuer son père. Il a dû tuer pour son père. Dans un hameau perdu entre les cazas de Baalbeck et du Hermel, il nous reçoit dans la maison qu’il a construite en 1947, sur un domaine de cinq cent mille mètres carrés de vergers et de plantations. La maison et la terre sont la propriété du cheikh, âgé de quatre vingt et un ans, né pauvre et orphelin de père dès l’âge de trois ans. Il est inutile de le prier de franchir, le premier, la porte de son domicile. Ici on s’invite à qui mieux mieux pour rentrer s’abriter de la pluie torrentielle de mai 2007, qui a causé des dommages dans la plaine. Niazi Dandache serait prêt à attendre jusqu’à ce que l’aube se lève et ne franchirait jamais le seuil de la porte avant ses invités. La générosité et la serviabilité figurent en bonne place parmi les principes de conduite des hommes de la « aachira », le clan. Il raconte que les autorités françaises avaient chargé un homme du Hermel de liquider son père, un chef de clan rebelle qui n’obéissait pas à la loi des autorités mandataires. C’était dans les années 30, à l’heure où Lucky Luciano sévissait à New York et Al Capone à Chicago. Une dizaine d’années plus tard, en novembre 1943, l’adolescent de dix-sept ans sera parmi les centaines d’hommes partis de Baalbeck-Hermel pour faire face aux Français, place des Canons, l’actuelle place des Martyrs, et manifester contre l’embastillement des dirigeants indépendantistes. Un homme leur tenait particulièrement à cœur. Sabri bey Hamadé, l’homme fort et respecté de Baalbeck-Hermel, était sous les verrous à la citadelle de Rachaya, logé à la même enseigne que Béchara el-Khoury, Riad el-Solh, Camille Chamoun ou Adel Osseirane. Les « zolm », les hommes, étaient armés jusqu’aux dents. Au-dessus de la abaya, les cartouchières étaient portées en bandoulière, le pistolet sur la hanche et la dague glissée sous le ceinturon juste au-dessus des parties viriles. Les armes ne sont-elles pas la parure de l’homme (« al-silah zinat al-rijal ») ? De la première confrontation avec les Français, Niazi Dandache garde toujours le fusil allemand de 1940, frappé de l’aigle du troisième Reich et de la croix gammée. Lui parler de la signification de ces sigles ne rime à rien. « Une arme allemande pour nous, ça voulait dire une bonne arme, et puis des fusils nous en achetions partout et à n’importe qui », précise le cheikh. « Marcher la tête haute » Le geste raide, la voix forte, la langue bien pendue, il raconte que du périple à Beyrouth, il garde le souvenir de la perte d’un ami, tombé sous les tirs d’un franc-tireur français. Le chagrin et la grande honte étaient cependant l’assassinat du père. « Vous ne pouvez pas marcher la tête haute tant que vous n’avez pas vengé votre père », dit-il, le poing droit serré comme celui d’un boxeur qui s’apprête à livrer un uppercut. « Mon oncle, qui nous a protégés, mes frères et moi, après l’assassinat de notre père, connaissait le nom du tueur, mais son visage était inconnu de nous tous. Nous avons mené plusieurs razzias dans le Hermel à la recherche de l’assassin. Nous avons tué plusieurs hommes. Mais à chaque razzia, il s’avérait qu’aucun de ceux que nous venions d’abattre n’était l’assassin. » Cheikh Niazi poursuit : « L’homme en question était un marchand d’armes. Nous avons payé un agent pour qu’il nous mène à lui et pour qu’il lui fasse croire que nous sommes des clients intéressés par sa marchandise. » « Notre homme se trouvait à Ras-Baalbeck. Le soleil était ardent et la matinée ensoleillée dans ce café où nous l’avons retrouvé, mes frères et moi. Il y avait surtout mon oncle Moustapha. Le fils de l’assassin était près de lui. Je venais d’avoir vingt ans. Personne n’a pointé son arme sur le petit garçon. Mon oncle Moustapha a levé le voile qui lui couvrait le visage et lui a dit d’une voix ferme : “Je suis le frère de Hassan Ta’an Dandache.” L’assassin n’a pas eu le temps de s’expliquer. Nous l’avons criblé de balles. J’ai vengé mon père. Justice était faite. Il nous restait à prendre le chemin du jurd (le maquis). Les autorités étaient à nos trousses. Nous avons été condamnés à mort par contumace. »  Comme si les événements s’étaient produits la veille, cheikh Dandache qui, depuis l’époque, est devenu « haj » pour avoir effectué un pèlerinage à la maison « haram » du Tout-Puissant – la Kaaba – à trois reprises, raconte les affrontements qui les avaient opposés, dans le jurd, aux forces de l’ordre libanaises. À l’en croire, son clan aurait fait dix-huit morts dans les rangs de l’armée. « Selon notre code d’honneur, un homme se bat jusqu’à la dernière cartouche, meurt debout et ne se rend pas. Nous n’avions pas assez de munitions. Nous n’avions d’autre choix que celui de bien viser. Lors de l’une des attaques de l’armée, nous avons fini par nous battre à l’arme blanche avec les soldats. » Une « guerre d’usure » s’était installée entre l’armée et le « Wild Bunch ». Certains affrontements eurent lieu dans la neige sur les hauteurs de la Békaa. De guerre lasse et incapables de mater les rebelles, les forces de l’ordre ont fini par lâcher prise. « Nous avons vécu dans la prudence de la clandestinité jusqu’à ce que le président Fouad Chehab nous ait graciés. » C’était, à l’en croire, l’une des erreurs du mandat Chehab. « Chehab a voulu faire de nous des citoyens à part entière. Il a voulu construire des routes et des écoles et intégrer nos “zolm” dans les rangs des forces de l’ordre (NDLR : le frère du cheikh Niazi, Fadlallah Dandache, est devenu député de Baalbeck-Hermel sous le mandat Fouad Chehab). Il nous a fait perdre toutes nos valeurs ancestrales. Nous avons perdu les trois quarts de notre dignité à cause de Fouad Chehab. Aujourd’hui, je ne saurais même plus vous dire qui est le chef du clan. » Le vieil homme et la dague Le vieil homme parsème son récit de sourires. « Aujourd’hui, les Dandache comptent plusieurs centaines de personnes, réparties entre Baalbeck, Laboué, Zahlé, le Hermel et Beyrouth. Ils réussissent bien dans les pays d’émigration. Au bon vieux temps, nous étions une trentaine tout au plus. En raison des différents combats avec les autres clans, notre nombre était souvent ramené à une dizaine de personnes. Nous ne tardions pas cependant à en produire d’autres. » Le dernier des Mohicans ou le dernier des Dandache n’a rien oublié du code d’honneur de la « aachira ». « D’abord, il y a la “chahama”, la faculté de ne pas dire non à celui qui vous demande une aide ou une assistance. Bien sûr, il y a aussi la générosité. L’invité a toujours la priorité. Même s’il ne me restait plus qu’une seule chèvre et que je devais en priver mes propres enfants, je l’aurais égorgée pour mon hôte. Un homme d’honneur ne s’attaque jamais à une femme ni à un enfant, même lors de représailles ou de “tha’r” (vendetta). Nous protégions également l’homme qui a commis un crime pour son honneur. Nous l’aurions défendu jusqu’à notre dernière goutte de sang et nous ne l’aurions jamais livré au “boliss” (la police) ». Le cheikh me saisit la main et sa voix monte soudain d’un ton. « Attention, dit-il. Un quelconque tueur, nous ne l’aurions pas abrité. Un homme qui aurait violé l’intimité d’un domicile n’aurait pas trouvé refuge parmi nous. Mais un frère qui aurait tué sa sœur partie avec son amoureux sans mariage serait le bienvenu. Il faut que vous sachiez que nos femmes, nous ne les donnions en mariage qu’à des hommes de notre propre “achira”. Toutes ces traditions ont été perdues. » Niazi Dandache garde une cicatrice au crâne suite aux confrontations au sein de son clan, dont l’enjeu était la « za’ama », le leadership du clan, dans les années 80. « Il y a près de vingt-cinq ans, pour mettre un terme aux interminables représailles, nous avons tenu une réunion pour toutes les “aachayer” de la région (dont les Aallaw, Nassereddine, Jaafar, Chamas, Zeaïter) et nous avons interdit les représailles. Seul le meurtrier devait être tué et le cycle de vendetta s’arrêter à ce dernier. » Cheikh Niazi Dandache dit avoir abandonné les plantations de haschisch en 1960. C’était bien le mandat du président Chehab. Les enfants du cheikh sont devenus médecins et exercent en Europe. Mais aujourd’hui encore, lorsqu’il roule au volant de sa Land Rover, il garde toujours une dague à bord. « Il faut bien que je me protège. Je ne peux plus taper comme avant. » Et il éclate de rire.
« Bien qu’un certain degré d’hypocrisie existe à ce niveau, chacun est fasciné par la violence. Après tout, l’homme est le tueur le plus dénué de remords qui ait jamais parcouru la Terre.
L’attrait que la violence exerce sur nous révèle, en partie, qu’en notre subconscient, nous sommes très peu différents de nos primitifs ancêtres. »

Stanley Kubrick,...