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Actualités - REPORTAGE

Plus de 30 000 personnes se donnent la mort chaque année au Japon Suicide ou meurtre social ? Un véritable fléau ronge le pays du Soleil Levant

Les Japonais seraient-ils les plus malheureux au monde ? À en croire une étude réalisée par le groupe de recherche britannique FDS le mois dernier, les salariés japonais seraient les plus déprimés. De fait, le pays du Soleil Levant, derrière une image de pays exotique, affiche l’un des plus forts taux de suicide au monde parmi les pays industrialisés : 24,1 pour 100 000, selon l’Organisation mondiale de la santé, derrière la Russie et la Hongrie. En France, la mort volontaire est aussi la première cause de mortalité parmi les jeunes. « Mais la France semble pourtant plus dépendante de tranquillisants ou d’antidépresseurs, et les systèmes de thérapies soutiennent les personnes qui souffrent d’un mal-être », nuance Muriel Jolivet*, sociologue française basée à Tokyo et auteur de plusieurs ouvrages sur le Japon. Le Japon a une longue tradition de suicide, mais les chiffres ont explosé pour atteindre plus de 30 000 suicides par an à la fin des années 1990, période de forte récession économique qui a entraîné des restructurations dans de nombreuses entreprises. Ce sont principalement des quinquagénaires qui ont mis fin à leurs jours. Malgré la reprise économique, le taux de suicide reste élevé. Or les programmes de conseil aux personnes dépressives et la sensibilisation à la maladie mentale mis en place par les autorités ne donnent pas de résultats probants. Le récent suicide par pendaison du ministre de l’Agriculture a remis sous les feux de l’actualité l’existence de ce fléau, ainsi que l’inefficacité des campagnes menées par l’État pour tenter de le réduire. Toshikatsu Matsuoka, 62 ans, s’est pendu lundi dernier dans son appartement avant une audition au Parlement dans le cadre d’un scandale sur les pratiques comptables douteuses dans ses services. « Nous faisons face à une sorte de crise », reconnaît Takanori Suzuki, responsable gouvernemental chargé de la prévention du suicide. « Nos précédentes mesures n’ont pas été efficaces et nous devons agir rapidement. » L’ampleur de la crise n’a été mesurée que récemment avec la multiplication de groupes de suicide créés entre inconnus, sur Internet. Ces cas de suicides collectifs sont en nette recrudescence. En 2005, 91 personnes se sont donné la mort de cette façon, contre 55 en 2004 et 34 en 2003. Le plus souvent, les victimes se donnent rendez-vous dans un endroit isolé (montagnes, forêt, etc.) avant de s’asphyxier en allumant des réchauds au charbon dans des voitures closes. Les spécialistes définissent le suicide comme un acte auquel une personne est « contrainte » par des pressions économiques ou sociales, plus qu’une décision personnelle prise par un sujet psychologiquement faible. Au Japon, il est malaisé de vivre sans appartenir à un groupe, et une fois qu’un individu en est exclu, il est très difficile de s’y réinsérer. La dépression et d’autres problèmes psychologiques sont à l’origine de la majorité des suicides, soulignent les experts. Le Japon n’a pas réussi à faire baisser son taux de suicide parce que la société continue de minimiser l’importance des ennuis personnels. Que ce soit à l’école, l’université, au travail ou dans le métro, les autres font semblant de n’avoir rien vu. « La plupart des parents disent qu’ils ne s’étaient rendu compte de rien », note Muriel Jolivet. Les politiques de prévention se heurtent également à des obstacles culturels et historiques bien ancrés au pays du Soleil Levant, où se suicider constitue une façon honorable de racheter la disgrâce publique et d’exprimer sa honte. En outre, dénonce un expatrié libanais récemment établi à Kobe, « le plus effrayant c’est que le suicide est en train de devenir une mode ». Carine MANSOUR Muriel Jolivet explique que le nombre alarmant de suicides au Japon est dû à un énorme problème de communication entre les gens, dans une société où les maladies nerveuses sont taboues. Pourquoi se suicide-t-on tellement au pays du Soleil Levant ? Pour Muriel Jolivet, les suicides s’expliquent au Japon par un nombre important de facteurs. « D’abord parce que les maladies nerveuses sont encore taboues dans une société adepte du “Zero Defect”. Longtemps les cabinets de psychiatre étaient dissimulés derrière la pancarte “naika”, “seishinka”, soit “généraliste psychiatre”. Trois catégories sont représentées : les hommes entre deux âges, victimes d’une restructuration économique et qui ont perdu leur emploi, les personnes âgées et les enfants, victimes du “ijime” à l’école, ce qui se traduit souvent par des persécutions ou des mises en quarantaine entre petits “camarades”. » Muriel Jolivet cite à ce sujet les éclaircissements de deux spécialistes. Le psychiatre Takahashi Tôru atteste que les hommes d’une cinquantaine d’années, qui venaient le voir, ne savaient souvent plus pourquoi ils vivaient. La pédopsychiatre Watanabe Hisako, elle, déplore la fréquence des « incidents ferroviaires » (euphémisme pour suicide) sur sa ligne de train (environ une fois par semaine). « Dans toutes les écoles du monde, poursuit Muriel Jolivet, le phénomène des taquineries entre petits camarades est malheureusement présent, mais je partage entièrement le point de vue d’une écrivaine et amie, Tanaka Kimiko, qui estime que les programmes à la télé japonaise sont des manuels indirects sur l’art et la manière de se moquer des autres. Il suffit parfois de si peu, comme le montre le best-seller de Ohira Mitsuyo, Dakara Anatamo Ikinuite (So Can You, en traduction anglaise). Cette avocate charismatique raconte sa descente aux enfers et son suicide manqué, à la suite de ce genre de persécutions, dues à… son arrivée dans une nouvelle école, à cause d’un déménagement ! On pourrait aussi évoquer le livre de Marc Rigaudis, Elle était si jolie, qui montre que la beauté se paie parfois cher », fait valoir la sociologue française. « Bien entendu, relève-t-elle, cela révèle un manque de communication dans la famille, car la plupart des parents disent qu’ils ne s’étaient rendu compte de rien. Muriel Jolivet cite les conclusions de l’écrivain Kamata Satoshi dans son livre-reportage sur les familles de ces nombreux enfants qui s’étaient suicidés : une inclination générale à soutenir le(s) bourreau(x) plutôt que les victimes, ainsi que la tendance parmi les enseignants à faire semblant de n’avoir rien remarqué. « Tous disent cela, souligne la sociologue, mais on peut quand même dire à leur décharge qu’ils ont des effectifs très importants avec des classes de 40 élèves, où il devient difficile de tout maîtriser », nuance-t-elle. « Enfin, poursuit Muriel Jolivet, je crois qu’il existe malgré tout une tradition du suicide au Japon, dans l’esthétique de la mort. Maurice Pinguet le montre très bien dans son livre La mort volontaire au Japon. On se souvient aussi du suicide spectaculaire, dans le rituel traditionnel du “seppuku” (hara kiri), du célébrissime écrivain Mishima Yukio. » Pour le docteur en études orientales, « le suicide constitue une manière de résoudre un problème “à la japonaise”. Un ministre japonais (le ministre de l’Agriculture, Toshikatsu Matsuoka, 62 ans), accusé d’un scandale financier, s’est suicidé lundi dernier ». « C’était sans doute la meilleure façon pour lui de sauver son honneur en reconnaissant ses torts... » répond-elle ». Comment se donne-ton la mort ? M. Matsuoka « s’est pendu. Il y a beaucoup de défénestrations, note la sociologue, en se jetant d’une hauteur, en se jetant devant un train (certains quais seraient équipés de miroirs pour faire réfléchir le candidat au suicide), ou encore en choisissant de se “perdre” dans une forêt (celle au pied du mont Fuji est si dangereuse qu’il y a des panneaux de mise en garde “Pensez à vos parents, à votre famille avant d’avancer”) ». « Les suicides collectifs entre personnes inconnues qui se rencontrent sur le Net donnent aussi froid dans le dos, ajoute-t-elle. Un jeune de 16 ans vient de se suicider avec un inconnu de 40 ans qu’il a rencontré sur le Net. Là encore, ses parents ne s’étaient aperçus de rien… Les sites pour aider les personnes en détresse servent parfois de lien entre ces personnes pour se donner la mort en groupe, système qui semble moins effrayant que de se suicider seul. » À l’origine de ces morts volontaires, conclut Muriel Jolivet, « il y a un énorme problème de communication entre les gens. Dans les bureaux aussi, des employés assis côte à côte s’envoient des e-mails au lieu de se parler. Comme le dit l’écrivain Murakami Ryû, les gens s’équipent d’un portable en s’efforçant de croire que les numéros enregistrés riment avec amitié... Je pense que la solitude, dans une foule compacte, est ce qu’il y a de plus dur à supporter pour une âme sensible ». Propos recueillis par C. M. * Muriel Jolivet, docteur en études orientales, professeur à l’Université Sophia, auteur de L’université au service de l’économie japonaise, Economica, 1985, Un pays en mal d’enfants, La Découverte, 1993, Homo Japonicus, 2000, Tokyo Memories, Antipodes, 2007.



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