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UNE TOILE, UNE HISTOIRE « Le Jardin des délices », de Jérôme Bosch Dossier préparé par Colette KHALAF

Le triptyque du Jardin des délices est un amalgame monstrueux des règnes végétal, animal et minéral. À l’extérieur est représentée La Création du monde alors que le triptyque ouvert laisse voir à gauche la Création d’Ève et à droite L’Enfer du musicien. Sur le panneau central, ce sont des petites scènes qui s’articulent autour d’une fontaine de vie posée sur une sphère bleue. Elle occupe intentionnellement l’axe de la composition au milieu d’un désordre apparent répondant à une logique du rêve. L’immense jardin qui envahit presque toute la hauteur du tableau est dépourvu d’ombre. En guise d’arbres, il est hérissé de constructions hybrides en forme de cônes, de fuseaux, d’anneaux ou de trous béants d’où surgissent des bosquets, et traduit également l’atmosphère irréelle de ce paradis illusoire. Comment expliquer et décrypter cet imaginaire fantastique qui n’est autre que celui de Hiëronymus Van Haken dit Jérôme Bosch ? Contemporain de Dürer, de Raphaël et de Michel-Ange, l’artiste, né à Bois-le-Duc, en Hollande, apparaît pourtant comme totalement étranger à ces peintres. En effet, entre la floraison de la peinture flamande et l’avènement de la Renaissance, Jérôme Bosch semble plutôt clore les temps médiévaux qu’annoncer cette dernière. Controversé, critiqué et mal interprété, il n’en demeure pas moins un phénomène unique, isolé de son époque, un génie insaisissable, radicalement innovateur et sans aucun doute le précurseur (cinq siècles en avance !) du mouvement surréaliste. L’univers de Bosch est peuplé d’êtres et d’objets énigmatiques, réels ou composites, auxquels on aimerait donner un sens et qu’on soupçonne chargés d’allusions ésotériques : souris enfermées dans des cages de verre, oiseaux tricéphales... Mais on peut également les interpréter comme l’expression de fantasmes personnels ou la projection de désirs refoulés, ou encore les mettre en résonance avec les proverbes, les coutumes folkloriques, les chansons, les fêtes ou les rites populaires du Brabant médiéval qui ont nourri l’imaginaire de Bosch. Hallucinations ou visions ? En effet, bien qu’il ait engendré les spéculations les plus passionnées qui font de lui tantôt un sociétaire de sectes aux pratiques érotiques tantôt un drogué qui traduit ses hallucinations en peinture, Bosch n’est ni un marginal ni un hérétique. Il faudrait plutôt le placer dans son contexte. L’artiste est le contemporain du gargantuesque Rabelais avec son amour excessif de la vie ainsi que d’Érasme auteur d’Éloge de la folie. Bosh est le pur produit de son temps : une fin de Moyen Âge, un monde libre qui aime la fantaisie et les plaisanteries grivoises et associe la morale au fantastique et le mystique au trivial. Rien n’est incongru au créateur de formes, nourri de la tradition médiévale dans laquelle les extrêmes ont toujours cohabité et la sagesse a épousé le grotesque. Ces fantasmes érotiques se multiplient dans tout le tableau, sous les formes de dards gluants, de bâtons épineux, de bulles ovoïdes. Des nus s’engouffrent dans des poissons évidés ou dans les coquilles d’œufs vides, d’autres font la ronde autour de fraises géantes. Autour du lac de plaisir, les hommes nus chevauchent panthères, dromadaires, cerfs ou chevaux dans des positions acrobatiques qui font allusion aux jeux amoureux. Partout ce sont jongleries et pirouettes obscènes. Dans ce jardin d’Éros, abonde un bric-à-brac de fruits et de symboles : on les picore, on s’en gave et on s’en masque le visage. Pattes d’insectes, plumes et becs d’oiseaux, têtes de reptiles ou de batraciens, membres humains ou encore machines fantastiques ponctuent son œuvre dans un univers chaotique. Religieux et iconoclaste Si les cerises sont le symbole de l’impudeur, le noisetier de la bestialité et le lapin de la fertilité, le hibou, lui, annonce le malheur, les montures renvoient aux passions domptées et l’œuf à la magie noire. L’huître, elle, évoque le sexe féminin, le couteau le sexe viril. Représentations du mal, du bien, du paradis, du vice, de la douleur, de la souffrance, ce ne sont que des thèmes propres aux préoccupations médiévales. Le salut, le Jugement dernier, l’attente de l’avenir ou de la fin du monde prennent chez Bosch une forme très différente des peintres qui sont ses contemporains tels les frères Van Eyck, Memling, Dürer ou Léonard de Vinci. Ce n’est pas une résignation pieuse qui s’exprime chez lui, mais au contraire, une interrogation par la représentation morale de la responsabilité des hommes, et ainsi en quelque sorte une ouverture vers la modernité. On ne peut le rattacher à aucune école artistique. S’il illustre une rupture avec le Moyen Âge, son art trouve néanmoins son origine dans un style gothique qui marque l’ensemble de l’art européen au début du XVe siècle : les tons clairs, les traits délicats et le traitement des drapés. Surréalisme avant la lettre On ne peut séparer non plus son œuvre du contexte religieux et théologique de l’époque qui voit l’arrivée de Luther en Allemagne pour qui le pécheur ne peut se sauver que par la foi, et contre qui s’oppose Érasme en Hollande, qui défend le libre arbitre de l’homme dans un livre intitulé L’Éloge de la folie. Un autre ouvrage (1484) intitulé La Vision de Tungdal, d’un auteur anonyme irlandais, semble avoir inspiré Bosch. Il s’agit d’un long poème qui raconte l’histoire de Tungdal, chevalier irlandais du XIIIe siècle, qui, après une existence d’oisiveté et de débauche, voit en songe l’enfer durant trois jours et trois nuits. Ce tournant du XVIe siècle est sans aucun doute un temps contrasté, violent et mystique, sensuel et visionnaire, où sévit l’Inquisition et où se multiplient les sectes hérétiques, les adeptes de l’alchimie, les pratiques de la sorcellerie et les doctrines ésotériques . Sur la toile, la rencontre sexuelle se fait souvent dans des lieux sphériques, des bulles transparentes, qui transportent ces jeux dans le monde du rêve. Si, pour l’artiste, la luxure mène en enfer (les visages sont sans expressions et froids), sous prétexte de fustiger les plaisirs des sens, Bosch les exalte en leur faisant l’honneur détaillé d’un retable dont il faut imaginer la place au haut de l’autel. Pour lui, le paysage est un monde sans importance, il n’est que la représentation allégorique pour faire ressortir les vices de l’homme. Un surréalisme avant la lettre, créé par le peintre le plus étonnant de son temps et dont l’œuvre, création d’un monde à la fois angoissant et merveilleux, n’est autre que le fruit d’une vision d’enfer qu’il a eue à l’âge de six ans.
Le triptyque du Jardin des délices est un amalgame monstrueux des règnes végétal, animal et minéral. À l’extérieur est représentée La Création du monde alors que le triptyque ouvert laisse voir à gauche la Création d’Ève et à droite L’Enfer du musicien. Sur le panneau central, ce sont des petites scènes qui s’articulent autour d’une fontaine de vie posée sur une sphère...