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Actualités - OPINION

IMPRESSION Mes beaux draps

De mon temps, ça ne s’appelait pas « le centre-ville ». Ça s’appelait « al-Balad » : le pays. C’était le ventre et le cœur et le sexe et l’âme entière du pays. J’avais là un petit magasin de 30m2 à peine, dont les revenus m’avaient permis de construire deux immeubles. Dans cette ruelle sinueuse et pentue, j’avais pour voisins un marchand de fleurs, un bijoutier, un quincaillier, un libraire, un cafetier. En face il y avait une pâtisserie, un marchand de fruits exotiques, un tailleur, un mercier et un chemisier arménien. Comme j’étais moi-même drapier, le tailleur et le chemisier étaient mes acolytes. Pour compléter leur projet de costume, mes clients traversaient la rue, mon mètre de couture oublié autour du cou. Chez Davidian, entre linons et popelines, leur choix s’arrêtait parfois sur une soie « 5 500 » beurre frais, lourde et crémeuse, fraîche l’été, chaude l’hiver, élégante et douillette par tous les temps. Le choix du fil, de la couleur et de la casse qui broderaient leurs initiales, sous le sein gauche exactement, faisait partie du rituel. Revenons chez moi. Cinq planches de chêne massif courent sur les murs des deux côtés de la boutique. Récupérées sur les poutres d’une maison morte de vieillesse, rongée par les embruns salés de Ras-Beyrouth, elles sont quelque peu vermoulues, mais lisses et patinées à souhait. Pas une écharde qui puisse écorcher mes « tob ». Quand j’arrive le matin, rasé de frais par le barbier, revigoré par l’Aqua de Sylva dont il me tapote les joues pour gonfler son pourboire, je fais tinter au fond de ma poche les clés de mon empire. Aussitôt, le « walad », petit apprenti las de mendier avec son père, se précipite pour m’aider à hisser le lourd rideau de fer. Il faut que je reste propre. Je balaye d’un regard amoureux les damiers et les rayures des Prince-de-Galles, je caresse des yeux mes précieux cachemires, mes crêpes, mes chevrons, les diagonales savantes du fil-à-fil, les sergés, les tweeds, les twills, les écossais extravagants et les sobres draps de laine, les gabardines, les pieds-de-poule, les grains de caviar et la bourrette de soie. Leurs couleurs se ressemblent, du gris au noir, du beige au marron. Mais je les reconnais à leur texture, à leur rapport à la lumière. J’ai aussi du poil de chameau pour les abayas, de la percale pour les mouchoirs et de la flanelle pour les pyjamas. Ce n’est pas tout à fait mon secteur, mais il faut bien un peu d’accessoires. Les draps enroulés sur leurs tubes de carton capitonnent mon antre et absorbent les bruits de la ville. Les cris des camelots, les Klaxons des taxis bondés, l’appel à la prière de la mosquée voisine, les cloches de Saint-Louis, les sirènes des bateaux quittant le port, les conversations des passants s’arrêtent à ma porte, comme en fin de course. Dans ce silence de cathédrale, le chaland lui-même a tendance à murmurer. Mon walad m’apporte une cafetière fumante. Un parfum de cardamome se glisse dans les fibres chargées de l’odeur minérale des teintures et des métiers à tisser. De mon bureau placé au fond, en face de la porte, j’observe le manège de la vie qui se déroule au-dehors. Un fil d’eau semé de pétales serpente sur le dallage où des flaques huileuses allument des arcs-en-ciel. Le fleuriste vient de vider ses seaux. J’ai faim. Bols de fèves, purée de pois chiches à la crème de sésame, oignon cru, pains de falafel embaumant la friture, foies de volailles, minuscules saucisses brunes suant le gras, cinglées de jus de citron, les saveurs du « balad » étaient corrosives, mais elles fleuraient notre bonheur tranquille en faisant prospérer nos bedaines. Aujourd’hui, quand mes pas me conduisent au centre-ville, j’ai l’impression d’avoir perdu l’odorat. Ou peut-être la joie ? Fifi ABOU DIB
De mon temps, ça ne s’appelait pas « le centre-ville ». Ça s’appelait « al-Balad » : le pays. C’était le ventre et le cœur et le sexe et l’âme entière du pays.
J’avais là un petit magasin de 30m2 à peine, dont les revenus m’avaient permis de construire deux immeubles. Dans cette ruelle sinueuse et pentue, j’avais pour voisins un marchand de fleurs, un...