Rechercher
Rechercher

Actualités

«Le tribunal international ou la guerre ?»

S’il est au moins un avantage à l’impasse dans les discussions, c’est celui de clarifier les positions de tous les protagonistes. Avant d’être acculé au pied du mur, chacun a recours à des subterfuges pour éviter les questions sensibles, des camouflages pour cacher ses positions, des manœuvres pour éluder le véritable débat, sans crainte de verser dans le ridicule ni d’insulter l’intelligence de l’adversaire et du public. Le tableau est brouillé et infini est l’éventail des couleurs utilisées. Rien n’est noir ni blanc, mais vert, jaune et orange dans un magma informe qui vire très vite au gris. Mais, dans l’impasse, l’image se fait claire, les contours tranchés : blanc ou noir, pour ou contre ; pas d’entre-deux. Ainsi, sur la question du tribunal pénal international qui aura à connaître des attentats terroristes qui ont coûté la vie au président Hariri et à d’autres personnes (le « tribunal spécial pour le Liban », suivant l’appellation retenue par la résolution 1664), les Libanais et la communauté internationale voient se dissiper les derniers doutes qui pouvaient encore brouiller la vue des plus crédules, et la lecture des événements des mois écoulés permet d’aboutir à deux constats qui impliquent des choix littéralement vitaux. Premier constat : le tribunal international est le point focal de la crise Longtemps, les opposants au tribunal ont fui la dichotomie blanc-noir et se sont transformés en apprentis artistes faisant grand usage des coloris les plus chatoyants où surnageaient le vert, le jaune et l’orange. Certains étaient avec le principe du tribunal, mais se réservaient la faculté de peaufiner les détails en temps dû. Certains autres étaient favorables au tribunal, mais à condition qu’il respecte la souveraineté nationale entendue dans un sens bien particulier. D’aucuns appuyaient la mise en place du tribunal, mais à condition que le processus suive des chemins de traverse qui pouvaient bien ne mener nulle part. D’autres enfin, qui se croyaient les plus subtils, militaient en faveur du tribunal, mais à condition que soient prises en compte les angoisses existentielles de tous ceux qui précèdent. Et tous bien sûr, sans exception aucune, ont prétendu haut et fort, à un moment ou à un autre, avoir été les premiers (peut-être même avant la famille du président Hariri et celles des autres martyrs de l’indépendance, et certainement avant toutes les composantes du 14 Mars !) à avoir demandé l’enquête internationale de M. Fitzgerald, appuyé le juge Mehlis et applaudi son successeur, le juge Brammertz. Et après l’assassinat de cheikh Pierre Gemayel en novembre 2006, ils en sont même arrivés à organiser une manifestation au cours de laquelle ceux qui deviendront quelques jours plus tard des pyromanes coupeurs de routes ont brandi les photos des victimes et réclamé la « vérité » devant le Palais de justice. Nous ne nommerons personne, l’opinion publique et les deux puissances régionales voisines qui les commanditent les reconnaissent. Mais au cours de la période qui a comme point de départ en décembre 2005 l’assassinat du regretté Gebran Tuéni et le boycottage du Conseil des ministres par cinq ministres chiites et comme terme en novembre 2006 l’assassinat du regretté Pierre Gemayel et la démission de ces mêmes ministres, le processus de mise en place du tribunal s’est accéléré. Ce qui, chez les opposants au tribunal, n’était qu’un faible ru a alors gonflé, entraînant avec lui toutes sortes de déchets et de comparses, pour se muer en un ruisseau glauque qui atteignit vite la taille d’un fleuve aux eaux boueuses et nauséabondes. Les petites insinuations, les critiques voilées, les arguties « juridiques », les avis « constitutionnels » sont devenus discours bruyants, et les juristes retors se sont transformés en tribuns menaçants, avec un discours commun : pas de tribunal, ou plutôt si, un tribunal revu et corrigé à leurs termes et conditions, c’est-à-dire un tribunal émasculé, devant lequel le supérieur ne répond plus de son subordonné, qui n’est pas autorisé à ouvrir certains dossiers sensibles, qui ne peut pas juger certains étrangers, dont la composition est soumise à des veto, qui ne doit pas appliquer certaines règles fondamentales du droit international, etc. Enfin, lorsque le projet de convention et de statut du tribunal a été adopté par les Nations unies et envoyé au Liban en novembre 2006, les masques sont tombés. Nous ne rentrerons pas ici dans les détails du débat artificiel et stérile des adversaires du tribunal qui se prévalent d’un argument spécieux (selon lequel deux obscurs paragraphes programmatiques figurant dans le préambule et dans les dispositions finales de la Constitution peuvent écarter le texte limpide de l’article 69 qui figure en bonne place dans le corps de la Constitution) pour remettre en cause la légalité du premier gouvernement véritablement national qu’a connu le Liban depuis plus de trois décennies. Nous nous contentons seulement de dresser un premier constat : Le tribunal est le point focal de la crise que traverse le pays, tout le reste n’est que (mortelle) littérature. Il ne s’agit ni de la libération de quelques hameaux bientôt pris en charge par l’ONU, ni de la participation au pouvoir par un groupement qui monopolise déjà les deux premières présidences, ni du sort du dossier iranien, ni de la délimitation des frontières, ni de l’établissement de relations diplomatiques avec la Syrie, ni du désarmement de la dernière milice libanaise encore armée. Il s’agit purement et simplement du tribunal international et de rien d’autre. Les opposants au tribunal international sont aujourd’hui regroupés sous une large bannière autoproclamée « opposition », alors qu’en près de dix-huit mois de participation au gouvernement, les ministres qui en dépendent ne se sont jamais opposés à aucune des quelque 2 800 décisions prises à l’unanimité ; ils n’ont marqué leur refus que par deux fois, en décembre 2005 et novembre 2006, et les deux fois à l’occasion de la discussion du dossier du tribunal international. Alors, littéralement, parler de l’opposition revient à parler uniquement de l’opposition au tribunal. Par un des étranges raccourcis dont le Liban a le secret, « l’opposition au tribunal international » est devenue « l’opposition », comme si cette contraction pouvait donner des titres de démocratie à une alliance hétéroclite de partis et d’individus (dont certains sont directement soupçonnés) qui tendent vers un but unique, celui d’empêcher par tous les moyens la mise en place du tribunal. Deuxième constat : le Liban est placé devant un choix ultime À partir de là, ce qui n’était que débats, puis menaces, est devenu chantage pur et simple. Comme aux temps pas tellement anciens où, sous la menace des armes, les brigands laissaient aux proies qui avaient le malheur de croiser leur chemin le choix entre « la bourse ou la vie », nous en sommes arrivés au mardi noir 23 janvier 2007 au cours duquel de véritables associations de malfaiteurs ont coupé les routes du Liban commettant des « actes de brigandage » tels que mentionnés aux articles 335 et 336 du Code pénal, deux parmi la bonne douzaine d’articles de ce code applicables aux auteurs de ces actes criminels mais aussi à leurs instigateurs, c’est-à-dire aux hommes politiques qui les ont poussés à l’action, inter alia les articles 308, 322, 342, 346, 595, 750, 758 et 764. Deux jours plus tard, dans ce qu’un politicien au douteux sens de l’humour a appelé le « long feuilleton libanais », nous avons assisté à des batailles de rue menées par des bandes armées, avec en filigrane la menace implicite, qui a été ultérieurement explicitée : « Le Tribunal ou la guerre (civile). » Cela nous mène au deuxième constat : contraint et forcé, le Liban est placé devant le choix ultime qu’une puissance régionale voisine directement visée par l’enquête internationale avait explicitement formulé il y a quelques mois : aller jusqu’au bout du processus de la mise en place du tribunal au risque de la guerre, ou bien l’avorter pour obtenir le maintien d’un semblant de paix. Le Liban n’est pas le premier pays à être confronté à un choix aussi dur. Il semble de moins en moins possible d’avoir à la fois le tribunal et la paix. Mais la vraie question, celle pour laquelle des nations ont sombré pour n’avoir pas su y répondre, est de savoir si la capitulation assure la paix, étant souligné qu’il s’agit ici d’une capitulation « préventive », avant tout combat, dans le but d’éviter la guerre. Face aux menaces de guerre, la paix s’obtient-elle par une capitulation ? En d’autres termes, le Liban peut-il être assuré de trouver la quiétude en mettant un terme, sous la menace, à la quête de la vérité et au processus de mise en place du tribunal international ? Comment se retenir de rappeler ici la passe d’armes (verbale) qui opposa, en septembre 1938 à la Chambre des communes, Neville Chamberlain, qui prétendit fièrement avoir « ramené d’Allemagne… la paix avec l’honneur » à l’issue de ce qui est entré dans l’histoire comme la capitulation de Munich face à Hitler et qui scella le destin de la Tchécoslovaquie, et sir Winston Churchill, qui lui répondit : « Nous n’avons plus de temps à perdre après ce long débat sur les divers résultats obtenus… Ils peuvent être résumés de façon fort simple si la Chambre veut bien me permettre d’employer une métaphore. Le dictateur a d’abord réclamé une livre sterling sous la menace du pistolet. Quand on la lui eut donnée, il exigea deux livres sterling, toujours sous la menace du pistolet. Il a finalement bien voulu se contenter de 1 £ 17s. 6d. et le solde en assurances de bonne volonté pour l’avenir. » La menace de guerre civile n’est apparue que dans le discours des opposants au tribunal qui, comme par hasard, sont les seuls groupes lourdement armés au Liban, n’ont été victimes d’aucun des quinze attentats objet de l’enquête internationale et ont déclenché les troubles sanglants du mardi noir et du surlendemain. Pareille menace ne peut pas venir des victimes des attentats qui sont les partisans du tribunal et qui ne sont pas armés. Les opposants au tribunal se sont auto-incriminés d’avance. Lorsque la violence prévaut sans combat, la capitulation ne peut jamais apporter la paix, la tentation d’un « remake » étant trop forte pour celui qui l’a ainsi remporté. En sus du dossier du tribunal international, d’autres dossiers aussi sensibles sont grands ouverts au Liban, et bientôt d’autres choix longtemps retardés mais aussi vitaux devront être faits : il suffit seulement de penser aux multiples points encore en suspens dans les résolutions 1559, 1636, 1644, 1664 et 1701. Sur chacun de ces points, les protagonistes de l’actuelle crise du tribunal s’affronteront, et la recette qui aurait réussi à ceux qui auraient forcé les autres à la capitulation « préventive » dans le dossier du tribunal sera alors resservie ad nauseam. Churchill aurait également dit à la même occasion (mais pas dans le même discours) : « You were given the choice between war and dishonor. You chose dishonor and you will have war. » Dans la question du tribunal, la formule éculée de « ni vainqueur ni vaincu » que certains tentent de mettre sur le tapis n’est pas de mise : l’échec de la création du tribunal dans la mouture actuellement retenue, ou dans une mouture sensiblement similaire, signifiera assurément la défaite des victimes et de la justice et, en contrepartie, la victoire des opposants au tribunal et des assassins (même si, peut-être et jusqu’à preuve du contraire, ces derniers ne se confondent pas). Une recommandation : le tribunal doit à tout prix être mis en place Pour la quête de la vérité mais aussi pour la gestion des crises futures et certaines, la fermeté est de rigueur. Le tribunal doit être mis en place. Le chemin qui a déjà été parcouru est trop long et le prix payé trop lourd pour s’arrêter maintenant. En outre, et à ceux qui demandent pourquoi un tribunal international pour l’assassinat du président Hariri et pas pour les centaines d’autres assassinats qu’a connus le Liban, il n’est pas inutile de rappeler trois choses : d’abord, ce tribunal ne concerne pas que le président Hariri et ses compagnons morts avec lui il y a maintenant deux ans, mais il est appelé à faire la lumière sur la quinzaine d’attentats terroristes qui ont endeuillé le Liban depuis octobre 2004 ; ensuite, l’objectif de la mise en place de ce tribunal est bien de punir les assassins mais aussi de dissuader ceux qui seraient encore tentés d’emprunter la voie de l’assassinat politique ; enfin, ce n’est pas parce qu’on a failli par le passé qu’on n’est plus en droit de bien faire quand on en a l’occasion. Pour la mise en place du tribunal international, deux voies sont possibles, la voie interne ou la voie internationale. La première voie, qui a été empruntée par le Liban et les Nations unies, a pour objectif la mise en place « bilatérale » du tribunal par un texte signé entre le Liban et les Nations unies. Elle bute aujourd’hui devant la porte du Parlement, porte fermée à double tour par son président qui est l’une des figures de proue des opposants et qui fait fi des demandes et pétitions déposées par la majorité des parlementaires : le texte a été adopté par le Conseil des ministres, soumis au président de la République, confirmé par le Conseil des ministres après le refus du président, publié au Journal officiel et enfin transmis par le Conseil des ministres au Parlement. Il ne reste plus qu’à obtenir la ratification par un Parlement largement acquis à cette cause, 70 députés (après l’assassinat du 71e, cheikh Pierre Gemayel) ayant exprimé par écrit leur intention de le voter. La deuxième voie possible tendrait à la mise en place « unilatérale » du tribunal par un texte adopté par le Conseil de sécurité sans la signature du Liban. Il y a un an, dans ces mêmes colonnes (L’Orient-Le Jour du 31 mars 2006), nous avions qualifié cette voie de « royale » et avions recommandé de l’emprunter pour précisément ne pas en arriver à la situation actuelle et éviter le marécage interne dans lequel ce dossier s’enlise. Il est tout simplement absurde et tendancieux d’affirmer, comme certains opposants au tribunal le font, que cette voie est moins honorable pour la souveraineté du Liban que la première et ce, pour deux raisons au moins : d’abord, parce qu’il n’y a aucune honte pour un État membre des Nations unies de demander à profiter de toutes les dispositions de sa charte, aucune n’étant plus ou moins honorable que d’autres, surtout que le préambule de la Constitution libanaise (auquel ces mêmes opposants au tribunal s’accrochent pour contester la légitimité du gouvernement) prévoit, dans son paragraphe (b), que le Liban est un « membre fondateur et actif des Nations unies » ; ensuite, parce que le scénario qui se déroule depuis octobre 2004, et qui relève de l’agression armée couplée aux menaces de guerre explicitement formulées par les opposants au tribunal, constitue une « menace contre la paix » ou même une « rupture de la paix » qui figurent dans le titre même du chapitre VII de la charte. Par leur opposition fondamentale au tribunal international et les méthodes illégales et violentes qu’ils utilisent, les opposants sont eux-mêmes en train de placer ce dossier sur la deuxième voie, celle d’une mise en place unilatérale du tribunal par les Nations unies, et par leurs agressions et leurs menaces ils se sont rapprochés du chapitre VII. Nasri Antoine DIAB Professeur à la faculté de droit de l’Université Saint-Joseph avocat à la cour
S’il est au moins un avantage à l’impasse dans les discussions, c’est celui de clarifier les positions de tous les protagonistes. Avant d’être acculé au pied du mur, chacun a recours à des subterfuges pour éviter les questions sensibles, des camouflages pour cacher ses positions, des manœuvres pour éluder le véritable débat, sans crainte de verser dans le ridicule ni d’insulter...