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Actualités - OPINION

Aphorismes Liban SA

À Beyrouth, non loin de l’ancienne Quarantaine, on peut voir, surplombant le port, l’imposante statue d’un paysan en habit traditionnel regardant droit devant et marchant résolument vers l’avenir. Les Libanais qui s’y seront arrêtés en auront sûrement conclu qu’elle avait été érigée à la gloire de ces intrépides villageois qui, fuyant jadis la guerre et la famine, bravèrent l’inconnu et, partis de rien, refirent leur vie outre-mer sans pour autant oublier leur pays natal. Mais ils n’y sont pas du tout ! Si on a pris la peine de dresser un tel monument à proximité de la mer, ce n’est point pour perpétuer le souvenir de l’émigré, mais pour montrer la porte de sortie à ceux qui sont restés. Car voyez-vous, on n’a plus besoin d’eux, ici. Ces naïfs se croient sans doute chez eux ? Eh bien, qu’ils se détrompent ! Il y a belle lurette que le Liban a cessé d’être leur patrie. Au Pacte national chancelant a succédé un véritable pacte d’actionnaires et la République libanaise s’est effacée devant Liban SA, filiale à cent pour cent de World Inc. Alors, si les Libanais pensent sérieusement que leur carte d’identité leur donne le droit de vivre au Liban et d’y préparer l’avenir de leurs enfants, ils se trompent lourdement. Leur carte d’identité ne vaut plus rien. On l’a remplacée par la carte de crédit, tout comme on a substitué le relevé de compte à la fiche d’état civil, l’acte de propriété à l’arbre généalogique et le cadastre aux cartes topologiques. Même le sens des mots a changé. À présent, au Liban, lorsqu’on dit capitale, on entend centre-ville commercial ; lorsqu’on dit maison ancestrale, on entend bien immobilier ; lorsqu’on dit forêt, verger, orangeraie ou oliveraie, on entend terrain constructible ; lorsqu’on dit citoyen, on entend actionnaire ; lorsqu’on dit patriote, on entend propriétaire ; lorsqu’on dit fonctionnaire, on entend homme à tout faire ; lorsqu’on dit armée, on entend service privé de sécurité ; lorsqu’on dit valeurs, on entend richesses ; lorsqu’on dit démocratie, on entend ploutocratie ; lorsqu’on dit liberté, on entend libre marché et lorsqu’on dit souveraineté, on entend solvabilité. Afin que les choses soient claires, on a d’ailleurs aboli le verbe être du dictionnaire, n’y gardant que le seul verbe avoir : verbe roi. Alors, aux très nombreux Libanais qui vivent encore dans ce pays sans rien y posséder je dirai : Sachez que vous n’avez rien à faire ici. Quant à ceux qui y posséderaient encore, qui un petit appartement et qui un lopin de terre, je suis au regret de les informer que cela ne change rien à leur affaire. Car les gros bonnets de Liban SA ne souhaitent pas s’embarrasser d’assemblées générales, de statuts, d’ordres du jour et de débats publics. Ils préfèrent œuvrer loin de toute publicité et les petits porteurs comme eux sont bien trop remuants. Mais, me rétorqueront ces incorrigibles optimistes, notre Conseil d’administration ne vient-il pas d’adopter une série de réformes économiques ? Et à la conférence de Paris III qui s’ouvrira le 25 de ce mois dans la capitale française, World Inc. n’épongera-t-elle pas une partie de l’énorme dette que nos dirigeants ont accumulée durant ces années paix, nous permettant ainsi de repartir du bon pied ? Comment, je vous le demande, peut-on être aussi crédule ? Ne se rendent-ils donc pas compte que ces réformes ne visent qu’à convaincre World Inc. que son investissement est encore dans de bonnes mains ? Quant à Paris III, eh bien, ce n’est, ni plus ni moins qu’une augmentation de capital qui diluera d’autant la valeur des avoirs que les petits actionnaires détiennent encore dans Liban SA. Ces derniers sont donc priés de tout solder et de débarrasser le plancher. Mais je vois qu’ils ne pigent toujours pas. Alors, pour les aider à comprendre, on va leur concocter une invasion militaire par-ci, une privatisation de l’eau par-là, une vague d’attentats terroristes par-ci, un rééchelonnement de dette par-là, une guerre civile par-ci, un nouvel accord politique bancal par-là. Voilà ! J’espère qu’ils comprendront, cette fois ! Qu’ils retournent donc se promener du côté du port et qu’ils regardent bien le beau monument qu’on y a érigé à la gloire du départ. Il leur indique clairement le chemin : c’est par ici, la sortie ! Et qu’ils ne s’imaginent surtout pas qu’ils reviendront un jour au Liban comme Ulysse s’en revint jadis à Ithaque pour y pourfendre les prétendants. Car c’est à un aller simple qu’ils ont droit. Exit, donc ! Exodos, en grec. Et si, sur les routes de l’exode, ils pensent se consoler à l’idée que les comptes que les dirigeants de Liban SA et ceux de World Inc. refusent obstinément de leur rendre aujourd’hui, c’est aux dieux et à l’histoire qu’ils les rendront un jour, qu’ils sachent que ces derniers n’en ont cure. Car ces gens-là ont beau se dire pieux, ils ne craignent nullement le courroux des dieux et ils ont beau jurer de leur probité, le verdict de l’histoire, ils n’en ont que faire. Percy KEMP
À Beyrouth, non loin de l’ancienne Quarantaine, on peut voir, surplombant le port, l’imposante statue d’un paysan en habit traditionnel regardant droit devant et marchant résolument vers l’avenir. Les Libanais qui s’y seront arrêtés en auront sûrement conclu qu’elle avait été érigée à la gloire de ces intrépides villageois qui, fuyant jadis la guerre et la...