Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

Le «nouveau Sykes-Picot» et ses effets sur le Liban

Le Moyen-Orient voit aujourd’hui l’émergence d’une nouvelle donne, avec l’accession de l’Iran au rang de puissance régionale, potentiellement nucléaire, à condition qu’il se lie avec la communauté internationale par le biais d’accords. Cette ascension de Téhéran est un résultat de l’invasion américaine de l’Irak qui a brisé le principal rempart arabe sunnite. Ainsi, la région pourrait compter à l’avenir deux puissances «nucléarisées», Israël et l’Iran, qui domineraient l’espace du Nil à l’Euphrate. Le monde arabe serait alors écartelé entre tendance « pro-iranienne » et « pro-occidentale », et chaque pays serait morcelé politiquement, sans qu’il faille nécessairement modifier les frontières. Ce serait la mort définitive du nationalisme arabe et le «nouveau Sykes-Picot». La grande question est de savoir si ce découpage donnerait lieu à un affrontement permanent, ou s’il serait possible de stabiliser la région par des arrangements. Cela va dépendre essentiellement de l’évolution de la situation interne en Iran. En attendant, le Liban ressent fortement ces évolutions et les Libanais sont à la recherche de formules politiques pour gérer la situation. Avec un dénominateur commun : le tribunal international pour le Liban, dont la mise en place est inévitable. Si les USA envisagent de faire de l’Iran un allié, c’est parce que cela leur permet de gêner la Chine, la Russie ou l’Inde, leurs grands rivaux du futur. En effet, si Téhéran accédait à un statut nucléaire, ce pays situé au cœur de l’Asie deviendrait un sanctuaire inviolable et bloquerait l’expansion stratégique de ses voisins chinois, russes ou indiens, notamment en direction du Moyen-Orient et de son pétrole. Ce qui conviendrait aux Américains, en vertu de l’adage: «L’ennemi de mon ennemi est mon allié.» À condition que la communauté internationale puisse contrôler le programme nucléaire iranien. Les États-Unis soufflent donc le chaud et le froid: d’un côté, ils font pression sur l’Iran avec la croisade contre «l’axe du mal» du président Bush et les manœuvres militaires. De l’autre, la récente résolution 1737 de l’ONU, qui a pour objectif la « négociation » avec l’Iran sur le dossier nucléaire, indique clairement que les USA n’écartent pas une acceptation de ce pays dans le club nucléaire. De plus, l’émergence de l’Iran affaiblit les Arabes et renforce Israël. En effet, Téhéran attire à lui les chiites du Moyen-Orient. Cela a pour effet d’alarmer les sunnites, qui n’ont plus pour recours que de se jeter dans les bras de l’Occident et même souvent…d’Israël. Le monde arabe se retrouve donc écartelé entre pro-iraniens et pro-occidentaux, comme on le voit en Palestine (Hamas et le Fateh), au Liban (le 8 Mars et le 14 Mars), en Syrie (pouvoir contre opposants), en Irak…Ce qui arrange à la fois l’Iran, Israël et la Turquie. Il y a donc de fortes chances pour que la rhétorique iranienne anti-USA et anti-Israël ne soit que de la poudre aux yeux qui masque une volonté de rapprochement avec l’Occident. En effet, par son discours, l’Iran s’impose comme seul adversaire de taille face à Israël, car il dit tout haut ce qu’aucun dirigeant arabe n’ose prononcer. Par contrecoup, cela affaiblit et décrédibilise les régimes arabes face à leur propre opinion, ce que certains en Occident apprécient. Entre-temps et dans l’attente de cet éventuel rapprochement irano-US, le Moyen-Orient vit une phase de tensions, baptisée «instabilité constructive», où Américains et Iraniens s’opposent pour mieux négocier, sur des dossiers comme le nucléaire, l’Irak, la Palestine, la Syrie et le Liban, l’avenir des sunnites, des chiites et des autres communautés. En Irak, la situation pour les Américains est loin d’être aussi mauvaise qu’on l’affirme. D’une part, les pertes US, 3000 soldats en presque quatre ans, sont nettement plus faibles que celles du Vietnam. D’autre part, l’Irak est aujourd’hui éclaté, et les chiites irakiens sont eux-mêmes divisés en trois forces rivales, dont deux sont de taille égale: l’Armée du Mahdi de Moqtada el-Sadr et les Brigades Badr. Cet éclatement empêche les chiites irakiens d’exercer une trop forte domination, ce qui laisse aux USA une vaste marge de manœuvre politique dans le pays. De plus, les chiites arabes (sans parler des sunnites ou des Kurdes) sont loin d’être tous favorables à l’Iran perse et seraient même enclins à se rebeller si celui-ci voulait les contrôler de trop près. Donc, si demain l’armée US se retirait d’Irak, il y a fort à parier que l’armée iranienne aurait de grosses difficultés à contrôler ce pays, alors même que l’Iran risquerait d’être gravement contaminé par les conflits kurde-sunnite-chiite et interchiite. Ainsi, l’Irak est pour Téhéran une arme à double tranchant, et lorsque les USA parlent de s’en retirer et d’y «impliquer» l’Iran, il s’agit d’une menace à peine voilée. En Palestine, c’est également le blocage. Le Hamas (soutenu par l’Iran), bien qu’élu à la tête du gouvernement palestinien, est mis en échec par la machine israélienne qui le soumet à un blocus sécuritaire, politique et économique. De plus, Israël n’accepte de parler aux Palestiniens que par l’intermédiaire du président Mahmoud Abbas, qui représente l’aile modérée proche de l’Occident. En Syrie, le pouvoir du président Bachar el-Assad est menacé par ses opposants intérieurs et extérieurs. Enfin, au Liban, la fin de l’année 2006 a vu l’affrontement entre forces du 14 Mars et forces du 8 Mars paralyser le pays. Quelle sera l’issue de ce bras de fer? La réponse se trouve essentiellement à Téhéran, qui vit une lutte de clans, entre Ahmadinejad, Khamenei, Rafsandjani, Khatami, Larijani…Ces factions sont de taille comparable, et il est difficile que l’une d’entre elles l’emporte sans aide extérieure, économique, politique ou diplomatique. Or, paradoxalement, les USA, qui occupent la région, sont les seuls à pouvoir fournir cette aide. C’est pourquoi les Américains cherchent aujourd’hui à négocier séparément avec chaque composante du pouvoir iranien, car ce faisant ils auraient gagné la partie en divisant leur adversaire. La clé réside dans le fait que les différents contentieux entre l’Iran et l’Occident (nucléaire, Irak, Hezbollah, Hamas) ne sont pas tous gérés par la même faction iranienne. Sur chaque dossier, on trouve un ou plusieurs clans, à l’exclusion d’autres. Un échec sur un de ces dossiers entraînerait donc l’échec de la faction correspondante en Iran et, a contrario, un succès lui rapporterait des dividendes substantiels. Les factions iraniennes peuvent donc avoir intérêt à se «trahir» mutuellement et à donner des gages à l’Occident pour améliorer leur position (le fameux « dilemme du prisonnier »). Le Liban est un exemple de ce jeu de dupes et on comprend mieux alors la guerre de juillet-août 2006. Théoriquement, cette guerre a abouti à une «non-victoire» d’Israël et «non-défaite» du Hezbollah. En pratique, elle a retiré la carte Hezbollah du jeu iranien. Car le Hezbollah n’a de valeur pour Téhéran que s’il est capable de menacer à tout moment Israël, unilatéralement et sur simple ordre iranien. Mais, depuis la résolution 1701 (agréée par le Hezbollah) et le déploiement de forces occidentales au Liban-Sud, le Parti de Dieu ne peut plus agir. Et ce d’autant moins que, vu l’ampleur des dégâts occasionnés par les bombardements israéliens, il y a fort à parier que la population chiite libanaise ne le suivrait pas dans cette voie. Or, tant le déclenchement de la guerre de juillet contre le Hezbollah (l’enlèvement mystérieux et injustifié de soldats israéliens) que les négociations qui ont suivi et le va-et-vient d’émissaires iraniens de toutes sortes, dont Manouchehr Mottaki, ministre des Affaires étrangères et proche d’Ahmadinejad, portent à croire que le Parti de Dieu aurait été victime d’un compromis, voire que certaines factions iraniennes auraient tenté de «vendre» le Hezbollah, ou du moins son bras militaire face à Israël, pour améliorer leur position. Que va-t-il se passer maintenant au Liban ? Retenons trois choses. Premièrement, la guerre de juillet, malgré son ampleur, n’était qu’un épisode de l’affrontement régional. Avec la résolution 1701, la «bataille extérieure» du Hezbollah est terminée, et il a lancé immédiatement la «bataille intérieure», déjà bien entamée avec l’affrontement actuel et la paralysie du centre-ville de Beyrouth. L’enjeu affiché: déterminer le futur politique du Liban. L’enjeu inavoué : faire bouger les choses entre les USA et l’Iran. En attendant une évolution, le Liban risque fort de voir le blocage actuel se prolonger. Même s’il est peu probable que la situation dégénère totalement, car un chaos au Liban mettrait en péril la sécurité d’Israël et de sa frontière nord ainsi que les acquis occidentaux. C’est pourquoi l’armée libanaise ne s’est pas scindée et s’est déployée pour garder le contrôle des événements. Deuxièmement, quelle que soit l’issue de l’affrontement actuel, le Liban a besoin de réformes et, avant tout, de régler sa «question chiite». Les chiites libanais et surtout le Hezbollah ont toujours refusé de cautionner totalement l’accord de Taëf, parce qu’ils considéraient que la part de pouvoir qui leur y était allouée était inférieure à leur poids démographique. Ils n’y avaient consenti qu’en échange d’un atout de taille octroyé par la Syrie: le monopole de la force militaire au Liban, à travers le statut spécial de la Résistance à Israël. C’est pourquoi le Parti de Dieu avait toujours refusé de prendre part aux gouvernements libanais, jusqu’au retrait syrien de 2005, qui a bouleversé les donnes. Le Liban doit maintenant régler cette question. Or, quelle que soit la formule proposée (décentralisation, déconfessionnalisation, réforme des lois électorales), rien ne se fera tant que la tension régionale restera aussi forte et que le Liban sera scindé de manière aussi profonde. Cela nous amène à la troisième conclusion: le tribunal international pour le Liban est inévitable, tôt ou tard. En effet, le Liban a de fortes chances de devenir une «zone tampon», placée sous une forme de protection internationale. Car, situation particulière, ce pays se trouve à la frontière d’Israël, tout en ayant une forte composante chiite. De ce fait, le pays du Cèdre (avec la Syrie et la Palestine) est devenu aujourd’hui le point focal du Moyen-Orient, où se rencontre l’influence de l’Occident, d’Israël et de l’Iran. C’est pourquoi aucun de ces blocs n’accepterait de céder totalement le Liban. Chacun préférerait donc dans le futur le confier à une autorité internationale de type ONU qui garantisse les intérêts de tous, la sécurité d’Israël et les droits des chiites et des autres communautés. Si cet arrangement régional était conclu, personne, pas même la Syrie, ne pourrait s’y opposer. Et c’est pourquoi le tribunal international est inévitable car, au-delà des verdicts eux-mêmes, son plus grand mérite sera…d’exister. À condition, bien entendu, qu’il soit impartial, et il le sera, afin de maintenir la stabilité. Car, dans l’ambiance de subversion que vit le Liban, ne faut-il pas manipuler la «vérité» avec précaution? Une date propice pour la mise en place de ce tribunal serait la fin du mandat Lahoud, pour deux raisons. D’abord, si la situation de désunion actuelle se prolonge, il sera indispensable pour le Liban de disposer d’une autorité internationale de référence afin de ne pas affronter un vide constitutionnel comme en 1988. Ensuite, et surtout, le deuxième mandat Lahoud apparaît comme une phase de transition entre un ordre ancien, qui est la présence syrienne, et un ordre nouveau marqué par la présence internationale. Une transition mouvementée, mais qui aurait préservé jusqu’à ce jour une certaine continuité constitutionnelle. Or les détails pratiques du tribunal (financement, nomination des juges, détermination du siège) demanderaient encore six à huit mois, ce qui coïncide avec la fin de ce mandat. Fouad KHOURY-HÉLOU Économiste

Le Moyen-Orient voit aujourd’hui l’émergence d’une nouvelle donne, avec l’accession de l’Iran au rang de puissance régionale, potentiellement nucléaire, à condition qu’il se lie avec la communauté internationale par le biais d’accords. Cette ascension de Téhéran est un résultat de l’invasion américaine de l’Irak qui a brisé le principal rempart arabe...