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Actualités - OPINION

Convergences et divergences franco-américaines au Liban Par Joseph BAHOUT

« Liban : une guerre de 33 jours » est le titre d’un ouvrage collectif qui doit paraître en janvier aux éditions La Découverte sous la direction d’Élizabeth Picard et de Frank Mermier. La résolution 1701 du Conseil de sécurité des Nations unies y fait l’objet d’une étude de Joseph Bahout que nous reproduisons ci-dessous. «S’il est possible de dire que la guerre israélienne de l’été 2006 contre le Liban était largement celle de l’application de la résolution 1559, en considérer la France et les États-Unis comme des acteurs importants, quoique indirects, devient alors tentant. Une double implication d’ailleurs remise en lumière par le biais de l’activisme, parfois contradictoire et par moments antagoniste, des deux puissances lors de leurs tractations en vue de l’arrêt des hostilités et de ce qui deviendra une autre résolution onusienne, celle qui porte le numéro 1701. » Les non-dits de la résolution 1559 « Pour saisir l’ensemble des enjeux qui ont vraiment opposé le Hezbollah et Israël durant ces semaines terribles et ravageuses de juillet et août 2006, un retour en arrière s’impose en effet, vers un autre été, celui de 2004, qui a vu la gestation d’une première résolution du Conseil de sécurité cosponsorisée par Paris et Washington. Quatre ans après le printemps de l’année 2000 et le retrait de l’armée israélienne du sud du Liban, et quelques mois après la chute de Bagdad, c’est sur le terrain libano-syrien qu’une réconciliation s’opère alors entre la France et les États-Unis, profondément brouillés depuis l’opposition française au sujet de l’Irak. On oublie souvent l’infléchissement important qu’a imprimé cette résolution aux positions occidentales vis-à-vis de la Syrie et de son rôle au Liban, positions s’accommodant de longue date de la tutelle de Damas sur son voisin, du moins jusqu’au début des années 2000. Durant les premières années de cette décennie, la France chiraquienne, sans doute avisée par Rafic Hariri, s’était faite en quelque sorte la marraine internationale du jeune Bachar el-Assad succédant à son père, espérant probablement assurer ainsi sa présence plus active au Levant et aussi faciliter la tâche à un Premier ministre libanais, de plus en plus fragilisé par ses opposants. Quelques années plus tard, après que Paris eut bien compris qu’il n’y avait rien à espérer du nouveau pouvoir syrien, tant au niveau politique qu’économique, le dépit s’était instauré. D’où le rapprochement entre la France – sur ce dossier du moins – et les États-Unis, désireux de tenir en respect une Syrie soupçonnée d’ingérence néfaste en Irak. Dès l’été 2004, lorsqu’il devint évident qu’Assad fils s’apprêtait à faire reconduire Émile Lahoud, le rival intraitable de Hariri, à la tête de la République libanaise, et par là même à écarter durablement Hariri, la France entamait avec Washington une intense tractation menant à la rédaction commune de ce qui sera la résolution 1559. On a beaucoup glosé sur les finalités réelles de la résolution 1559, sur les parts apportées dans sa conception et dans sa rédaction par les intérêts proprement américains et ceux de la France, tout comme on a beaucoup disserté sur le bien-fondé de l’inclusion, dans une seule résolution, de dossiers somme toute distincts sinon séparés. C’est en réalité le lien établi entre tous ces dossiers, qui était la condition même du rapprochement transatlantique, et c’est leur mise en commun qui permettait aux deux acteurs de trouver chacun leur compte dans ce qui deviendra le texte cadre de toutes les crises ultérieures sur le théâtre syro-libanais. De ce fait, la 1559 est un texte multidimensionnel. Dimension syro-libanaise d’abord, qui insiste sur le rétablissement de la vie démocratique au Liban : refus de prendre acte de la prorogation du mandat du président Émile Lahoud, nécessité de mettre un terme à la tutelle syrienne sur la vie publique libanaise, demande de retrait syrien et mise en demeure de Damas de cesser tout soutien à des groupes constituant une menace à la stabilité libanaise. Dimension libano-palestinienne ensuite, par la nécessité de désarmer les factions palestiniennes opérant au Liban (pour la plupart d’obédience syrienne) et de mettre les camps palestiniens sous le contrôle exclusif du gouvernement libanais. Dimensions libano-iranienne et libano-israélienne enfin, réclamant le désarmement du Hezbollah et la fin de la résistance par le biais du déploiement de l’armée libanaise au sud du pays et l’acceptation de la seule voie diplomatique pour régler les contentieux entre le Liban et Israël. Avec cet éclairage, les termes du trade-off de la 1559 deviennent clairs : la France obtient ce qui l’intéresse le plus, c’est-à-dire le « sauvetage » de son allié et ami Rafic Hariri, et le desserrement de la mainmise syrienne sur le Liban ; les États-Unis mettent en place un mécanisme d’encerclement de la Syrie, à même, selon Washington, de les aider à sauver leur expédition irakienne, d’une part, et de renforcer le pouvoir chancelant d’Abou Mazen en Palestine et le plan unilatéral de l’autre. » Quelles priorités pour arrêter la guerre ? « Quand éclate la guerre de l’été 2006, c’est donc un climat transatlantique apaisé qui règne alors, le rapprochement entre Paris et Washington, entamé sur le terrain libanais, s’étant poursuivi sur ce même terrain qui aura, entre-temps, été témoin de bien des tribulations depuis l’assassinat de Rafic Hariri. Un rapprochement graduellement transformé en ce que certains n’hésitent pas à qualifier de “cotutelle” de la scène libanaise débarrassée de son “parrain” syrien, et visible en tout cas à travers le rôle évident joué par la France et les États-Unis d’incubateur de la nouvelle majorité au pouvoir au Liban. Paradoxalement, la guerre de l’été 2006 aura légèrement entamé cette harmonie. Dès les premiers jours de la guerre déclenchée par l’enlèvement de deux soldats israéliens par le Hezbollah, la posture américaine face à l’amplitude des hostilités et à la prolongation des combats laisse entrevoir une connivence assez forte avec Israël, du moins en ce qui concerne les buts de guerre poursuivis. Une permissivité américaine qui contraste avec la critique assez rapide faite par la France de la disproportion de la riposte israélienne, et avec le désir de Paris d’arriver à un arrêt plutôt rapide des hostilités. Jacques Chirac aura même des propos très forts, indirectement dirigés contre ses partenaires américains, lors du surplace diplomatique à l’ONU, en parlant le 9 août d’ “immoralité” à ne pas tout mettre en œuvre pour l’arrêt des combats. Arrive un moment, au bout de la deuxième semaine de guerre, probablement en raison de l’inefficacité de l’opération israélienne face à ce qui apparaît être une cible insaisissable, où la diplomatie doit reprendre un semblant d’initiative. C’est le moment dramatique de la conférence internationale de Rome du 26 juillet, où le discours du Premier ministre libanais Fouad Siniora ne masque même plus le côté pathétique de la position du gouvernement libanais, “lâché” par son soutien américain, et où l’évitement des Occidentaux et de la communauté internationale en général ne cache plus la complicité passive de la superpuissance dans l’opération de nettoyage qu’Israël entreprend au Liban. C’est dans ce contexte que les fils de la relation franco-américaine, tissés autour de l’écheveau libanais, se renouent. Mais à partir du moment où la négociation franco-américaine se met en place pour trouver une issue à une guerre dans l’impasse, l’inversion des séquences proposées par Paris et Washington est claire, qui reflète une différence dans les buts recherchés. Pour les États-Unis, sous le couvert de la logique plusieurs fois énoncée par Condoleezza Rice, selon laquelle “il ne faut surtout pas qu’un cessez-le-feu ramène aux conditions floues et inacceptables de l’avant- 12 juillet”, tout doit partir d’une solution politique ou sécuritaire “structurelle” pour aboutir à une décision “technique” d’arrêt de la violence. L’enchaînement serait alors le suivant : libération des deux soldats faits prisonniers par le Hezbollah ; décision politique claire et effective du gouvernement libanais de désarmer la Résistance et de déployer l’armée au Sud après que les combattants l’auront entièrement évacué ; retour conditionnel des populations déplacées par les combats ; mandat d’une force internationale substantielle et coercitive, de nature quasi « otanienne », et de préférence sous le chapitre VII de la Charte de l’ONU, chargée à la fois de faire respecter le cessez-le-feu et de mettre en œuvre les engagements politiques du Liban. La logique française, elle, part du principe qu’il n’y a pas de solution politique stable sans arrêt préalable des hostilités, et sans début du traitement de la crise humanitaire et du retour des déplacés. Ce n’est qu’ensuite qu’une solution à la crise peut se mettre en place, solution intérimaire d’abord, à travers un échange de prisonniers de part et d’autre, ainsi qu’une démilitarisation du sud du Liban afin de permettre à l’armée libanaise de s’y déployer. C’est alors qu’une force internationale, sous l’égide de l’ONU et à la mission assez étroitement définie, se déploiera en appui aux arrangements agréés. Solution plus définitive ensuite, l’ONU se chargeant de trouver une issue à la question lancinante et épineuse des fermes de Chebaa revendiquées par la Résistance – et, il est bon de le rappeler, par le gouvernement libanais –, et retour à une situation proche de l’accord d’armistice prévalant entre le Liban et Israël depuis 1949. Une première mouture de résolution franco-américaine est proposée, qui cherche un moyen terme entre les deux approches. Elle est fondée sur un découplage dans le temps entre solution intérimaire et solution définitive, arrêt des hostilités et cessez-le-feu, ce qui laisse supposer une séquence de deux résolutions séparées et conditionnées. C’est du Liban que vient le refus, son gouvernement se cabrant devant une solution qui risque de briser son faible socle de consensus interne et d’ouvrir la porte à une crise intergouvernementale. » Quels équilibres pour le Liban de demain ? « C’est donc sur ce point que les positions françaises et américaines trouvent leurs limites libanaises, celles-là mêmes qu’ils ont pu tester maintes fois depuis leur coparrainage du Liban postsyrien : comment obtenir de Beyrouth ce qu’il n’a pu donner depuis l’adoption de la 1559 ; et comment, en même temps, maintenir la sacro-sainte ligne qui consiste surtout à ne pas affaiblir Siniora et son gouvernement, ultime outil de la politique franco-américaine au Liban ? C’est là aussi que réapparaît une nuance, sinon une divergence, entre les démarches française et américaine vis-à-vis du Liban, sur sa composition interne et sur ce que l’on pense, de part et d’autre de l’Atlantique, pouvoir lui imposer ou obtenir de lui. C’est sur ce point aussi qu’une chance est offerte aux partenaires arabes, jusque-là brillants par leur passivité et leur absentéisme, voire par leur acceptation par défaut de l’agression israélienne, de se rattraper en faisant acte de solidarité diplomatique. En accourant au chevet du Liban, le 7 août à Beyrouth, pour un sommet ministériel qu’ils voulaient symbolique, les ministres arabes des Affaires étrangères sauvaient aussi Siniora et sa majorité, mais ils se sauvaient surtout eux-mêmes. La passagère volte-face de Paris, tout à coup soucieux de ne pas pressuriser le fragile attelage gouvernemental de Beyrouth, offre une ouverture à Siniora, et l’appui arabe unanime à son “plan en sept points” impose une révision aux brouillons de résolution franco-américains. Tout cela accélère, surtout, l’aboutissement d’une version médiane, acceptable par tous. Ce sera la résolution 1701. Fruit d’un compromis entre la France et les États-Unis, elle est largement – même si c’est dans une moindre mesure – aussi multidimensionnelle que la 1559. Derrière cette résolution se profilent à nouveau, sinon deux stratégies, du moins deux lignes d’intérêts parallèles. Pour les États-Unis, désireux de traiter par l’internationalisation ce qu’ils considèrent comme le caractère “criminel” du Hezbollah, il s’agit d’obtenir son désarmement par la contrainte, et d’aboutir peut-être à l’émergence d’une coalition libanaise résolument hostile au Hezbollah et positionnant clairement le Liban dans un axe opposé au projet syro-iranien tel que le perçoit Washington. Tandis que, pour la France, dans la continuité d’un soutien aux forces de la majorité et à son chef, Saad Hariri, ce qui compte est l’érosion de la capacité militaire du Hezbollah en vue de son intégration politique au meilleur coût pour ses alliés locaux, ainsi qu’une stabilisation proprement libanaise, à même d’assurer la préservation des dynamiques locales de toute ingérence régionale déstabilisatrice aux yeux de Paris, celle de la Syrie au premier chef. À cela viendra s’ajouter dans le calcul de Paris, mais dans un deuxième temps, une fois la résolution onusienne mise en œuvre sur le terrain, le souci de la sécurisation et de la protection de la Finul renforcée – la nouvelle force onusienne mise en place par la résolution 1701 – en regard des capacités de nuisance des acteurs régionaux que sont la Syrie et l’Iran. » Hésitations françaises « Est-ce suffisant pour expliquer qu’une fois la résolution votée, une nouvelle hésitation française se fera jour, hésitation portant cette fois sur la composition, la nature et le mandat de la force internationale dont Paris se proposait d’être l’ossature principale et le commandement ? En tout cas, au vu des expressions de cette hésitation et au regard des mises en exergue qui en seront faites, il est tentant de se demander si les États-Unis n’auraient pas piégé la France en l’entraînant – par vanité ? – dans le sillage d’une 1701 jouissant de sa propre dynamique. Les déclarations israéliennes, celles de la ministre des Affaires étrangères Tzipi Livni entre autres, vers la fin du conflit, sont claires à cet égard, qui ironisent sur la détermination française à venir à bout du Hezbollah lors de la gestation de la 1559 et sur le contraste avec sa timidité lorsque le contexte se prête à la mise en œuvre de cette entreprise. Une campagne médiatique se déploie alors dans la presse américaine et britannique, dépeignant une France hésitante, timorée, versatile et incapable de joindre le geste militaire à la parole diplomatique, dans des tonalités qui ne sont pas sans rappeler les moments les plus forts du French bashing en cours à Washington au moment de la crise irakienne. Mais au-delà du côté passager – et somme toute anecdotique – de l’hésitation française, la question qui se pose à l’ensemble des partenaires occidentaux et transatlantiques au sujet de la résolution 1701, une fois projetée sur le terrain par des forces armées essentiellement européennes, est celle de savoir quel cadre régional envisager pour consolider la solution libanaise. Comment relancer un semblant de processus politique seul à même d’assurer la non-réédition de cet été sanglant ? Ou, pour reprendre les termes des acteurs eux-mêmes – même s’ils n’ont pas le même sens pour tous –, comment faire en sorte que, vraiment, les choses ne soient plus après le 12 juillet 2006 comme elles l’étaient avant ? Si, pour les États-Unis, la ligne idéale consisterait à ne parler ni à la Syrie ni à l’Iran, en rééditant un double containment de type nouveau, et si, pour les néoconservateurs qui jouent leurs dernières cartes dans l’Administration Bush, il aurait fallu profiter de la crise libanaise pour régler leur compte aux deux États rebelles à l’ordre américain dans la région, les Européens, eux, mais en ordre dispersé, sentent un besoin diffus de parler avec l’un ou avec l’autre, et pourquoi pas avec les deux. Le chef de la diplomatie espagnole, Miguel Angel Moratinos, visite Damas, les diplomaties allemande et italienne multiplient les contacts avec Bachar el-Assad et une délégation parlementaire européenne évoque la nécessité de sortir la Syrie de son isolement. Quant à la France, celle du président Chirac en tout cas – le socialiste Jack Lang visitera Damas et Téhéran, tandis que le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, après avoir absous la démesure de la réaction israélienne, reprendra sans ambages la logique de Washington, soucieuse avant tout de maintenir la pression sur le régime de Bachar et surtout de ne pas voir la Syrie revenir dans le jeu libanais par le biais du front sud –, est prête à aller loin dans le dialogue avec Téhéran. Au plus fort de la crise, alors que, dans un contraste singulier, les visites de Condoleezza Rice et de son adjoint David Welch au Liban furent presque toutes ponctuées de réunions de travail à l’ambassade américaine avec les personnalités du 14 Mars, unanimes à accuser l’Iran de se tenir derrière la guerre “provoquée par le Hezbollah”, c’est le sens que prit la visite à l’ambassade d’Iran du ministre français des Affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy : il y a rencontré le chef de la diplomatie iranienne Manouchehr Mottaki et qualifié l’Iran d’“élément de stabilité dans la région”. Aussi, au moment où les États-Unis voient la main de Téhéran derrière toute l’opération et l’action du Hezbollah, et où ils s’apprêtent à passer à l’étape des sanctions contre l’Iran au Conseil de sécurité, vu d’un Liban aujourd’hui de plus en plus militarisé et internationalisé, se fait jour comme un léger trouble transatlantique… » Par Joseph BAHOUT Politologue Article paru le Vendredi 29 Décembre
« Liban : une guerre de 33 jours » est le titre d’un ouvrage collectif qui doit paraître en janvier aux éditions La Découverte sous la direction d’Élizabeth Picard et de Frank Mermier. La résolution 1701 du Conseil de sécurité des Nations unies y fait l’objet d’une étude de Joseph Bahout que nous reproduisons ci-dessous.
«S’il est possible de dire que la guerre...