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Actualités - OPINION

IMPRESSION Fais-moi une place

Le Liban est petit, dit-on, mais la distance est relative, et chacun s’adapte à l’espace qui lui est alloué. Deux cents kilomètres, en Europe ou aux États-unis, c’est une route que l’on avale parfois tous les jours pour aller au travail. Chez nous, c’est déjà le bout du monde. Dans notre pays montagneux, où les déplacements ont longtemps posé problème, de nombreux habitants se sont repliés sur leurs régions. Quand les famines et les guerres les en ont chassés, ils ont préféré émigrer, plutôt que vivre hors de leur territoire communautaire. La capitale n’a jamais été d’un grand secours pour ces fiers agriculteurs et ces artisans. Il leur a toujours été plus naturel de faire commerce avec des villes de Syrie, bien plus proches de certains hameaux frontaliers. Voilà pourquoi Beyrouth est un mythe pour le peuple des confins. Beyrouth, capitale du capital. Grand Satan formateur d’identités, importateur de vices occidentaux, où l’on gagne sa vie en vendant au mieux du vent, au pire son âme, sans que jamais ne perle au front une sainte sueur. Beyrouth, usine de vanités, putain triste livrée au sel des vagues et sans cesse bercée d’illusions. Beyrouth amoureuse pathétique, les yeux rivés sur l’horizon sans que jamais l’horizon ne lui prête un regard. Beyrouth, ogresse vautrée dans sa suffisance, incapable de se nourrir par elle-même, mais qui n’a rien à offrir aux humbles. Alors ils la rejettent en retour. Ils s’en méfient. Ils l’accablent de tous leurs maux. Ils la détestent. Oui, il y a une haine, et même un acharnement de la haine envers Beyrouth. Il reste des photos pour témoigner de la destruction hargneuse et systématique du centre-ville en 1975. Que celui-ci ait resurgi sous la forme d’une société privée n’était pas non plus pour calmer les rancœurs. Enfin vinrent les manifestations et les contre-manifestations. Faut-il préférer le terme anglais : démonstration ? Car ce bras de fer ne se traduit au fond que par une parade du plus grand nombre. C’est à celui qui alignera le plus de monde pour faire valoir son point de vue. Après cela on vous dira que le Liban est une démocratie consensuelle et que l’idée du nombre effarouche sa virginité. Qu’importe, à nombre égal, 8 Mars et 14 Mars ont déjà prouvé qu’ils pouvaient largement remplir les places. Une prudente topographie a commencé par assigner à chacun la sienne. Aujourd’hui, suprême transgression, l’opposition investit la place naturelle de la « majorité », celle des Martyrs. Tout autour pourtant, il faut le savoir et en savoir gré à la foule, la vie continue. De nouveaux campements sont venus s’ajouter aux campements existants. D’autres bus ont ramené des villages éloignés d’autres populations qui n’ont que rarement l’occasion de se frotter à cet objet de désir et de répulsion : la capitale. D’autres tentes ont été dressées sur les terrains les plus onéreux du pays. La logistique suit, sandwiches, boissons, cafés, narguilés, toilettes mobiles. Dans cette ambiance de liesse et de vacances, dans ce pique-nique du siècle, les campeurs ont enfin le sentiment de conquérir la ville. Pour une fois, Beyrouth leur appartient. Elle abrite leur chaleur, leur odeur, leurs mœurs et leurs humeurs. Forcément, il y aura une percée dans l’impasse politique. Quand tout sera fini, et puisqu’en toute logique il faudra bien qu’un jour chacun rentre chez soi, au moins, Beyrouth ne sera plus cette odieuse inconnue. À défaut de transformer, selon le vœu de certains, le centre-ville en bazar, on lui aura conféré cette part de pittoresque sans laquelle il serait resté désespérément aseptisé. En laissant aux manifestants la nostalgie de cette parenthèse heureuse, en s’offrant à leur familiarité, en se laissant tutoyer, la ville aura gagné à leurs yeux un peu de sympathie et peut-être un supplément d’âme. Fifi ABOU DIB
Le Liban est petit, dit-on, mais la distance est relative, et chacun s’adapte à l’espace qui lui est alloué. Deux cents kilomètres, en Europe ou aux États-unis, c’est une route que l’on avale parfois tous les jours pour aller au travail. Chez nous, c’est déjà le bout du monde. Dans notre pays montagneux, où les déplacements ont longtemps posé problème, de nombreux habitants se...