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Actualités - OPINION

Commentaire Les sociétés laïques en péril ? Par Ralf DAHRENDORF*

Alors qu’était annoncée la fin des idéologies, d’abord dans les années 50, puis avec plus d’insistance dans les années 90, personne n’avait prévu que la religion, hantise de la pensée politique dans la première moitié du XXe siècle, ferait un tel retour sur le devant de la scène. Daniel Bell et Raymond Aron ont écrit sur la fin du fascisme et de l’idéologie communiste dans l’espoir de voir l’avènement d’une époque de pragmatisme, où la politique ferait l’objet de discussions et de débats et ne dépendrait plus d’une croyance religieuse ou de vues totalitaires du monde. La vision politique de Karl Popper, basée sur la raison et un discours critique, l’avait finalement emporté. Et après l’effondrement du bloc communiste, alors que la fin de l’histoire semblait imminente, on aurait pu croire que les idéologies politiques avaient disparu à jamais. Mais l’histoire ne prend pas fin et réserve sans cesse de nouvelles surprises. Dix ans à peine après la publication des livres de Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme (1992), et de Samuel Huntington, Le Choc des civilisations (1993), le retour de la question religieuse dans la politique est flagrant – et notamment pour ceux qui en souffrent. Ces ouvrages n’avancent pas des arguments académiques, mais reflètent des évolutions bien réelles. À l’époque où les fausses croyances des idéologies totalitaires étaient vaincues, les religions véritables avaient, croyait-on, depuis longtemps quitté l’arène politique. Dans certains pays, un respect formel de la foi est symbolisé par des attitudes et des rites. Personne ne trouve à redire au fait que les présidents américains successifs, de confessions diverses, prêtent serment d’allégeance à Dieu et au pays. À Westminster, chaque séance parlementaire, qu’elle soit présidée par un chrétien, un juif ou un athée, débute par des prières chrétiennes. Les démocraties n’ont pas toutes adopté une laïcité formelle aussi stricte que la France, mais toutes étaient laïques : la loi était faite par le peuple souverain et non par une quelconque entité divine ou un intermédiaire suprahumain. Aujourd’hui, cette vocation laïque est soudain moins évidente. Les intégristes estiment que la loi doit reposer sur la croyance en un être suprême, ou même être fondée sur la révélation. Les fondamentalistes évangélistes des États-Unis exercent une forte influence sur des pans entiers du Parti républicain. En Europe, le Vatican a fait pression pour que la reconnaissance de Dieu soit inscrite dans le préambule du projet de traité de Constitution européenne. De son côté, Israël repousse depuis longtemps la rédaction d’une Constitution de crainte que les juifs orthodoxes imposent leur point du vue aux citoyens non croyants. De même, la charia, la loi islamique, a infiltré sous sa forme la plus rétrograde de jeunes démocraties comme le Nigeria, pour ne pas mentionner l’Iran. L’intégrisme islamique s’est répandu dans tous les pays peuplés d’une forte proportion de musulmans. Comment expliquer un tel retour de la religion dans la politique séculière et démocratique ? Probablement parce que les pays éclairés du monde sont aujourd’hui incertains de leurs valeurs et s’interrogent même sur les valeurs humanistes fondamentales. Un certain relativisme moral prévaut et incite un grand nombre de personnes à accepter les tabous des divers groupes religieux au nom de la tolérance et du multiculturalisme. On renonce à publier des caricatures de Mahomet, ou à jouer l’opéra de Mozart Idoménée, de peur de froisser les sentiments religieux. Si en fin de compte, ces publications ou représentations voient le jour, elles deviennent une épreuve de force qui semble avoir pour seul but d’offenser. L’on peut comprendre que les croyants éclairés de l’islam (qui sont légion) sont attristés de découvrir que le monde dans lequel ils souhaitent s’intégrer est en fait fragile et vulnérable. La récurrence de la religion en politique – et dans la vie publique en général – est un véritable défi pour l’état de droit des lois choisies démocratiquement et pour les libertés civiques qui en découlent. Il est donc essentiel que les collectivités humanistes réagissent. Le débat sur les symboles religieux est peut-être justifié, bien que le port du foulard et même du voile me paraisse faire autant partie de la liberté individuelle que le fait de porter la kippa ou une croix autour du cou. D’autres points sont moins anecdotiques : en particulier la liberté de parole, dont le droit de dire et d’écrire des choses qui dérangent, ou même qui choquent, un grand nombre. Dans l’intérêt d’un discours éclairé, il est important de repousser autant que possible les limites de la liberté de parole. Dans un monde libre, personne n’est obligé de lire un journal ou d’écouter un discours qui lui déplaît et chacun est en droit de s’opposer sans crainte à ce que disent les autorités. La tendance actuelle à l’obscurantisme peut aisément échapper à tout contrôle. Ceux et celles qui croient en la liberté doivent apprendre à l’apprécier et à la défendre aujourd’hui, à moins de devoir un jour se battre pour la reconquérir. *Ralf Dahrendorf, auteur de nombreux ouvrages et ancien commissaire européen pour l’Allemagne, est membre de la Chambre des lords britannique, ancien recteur de la London School of Economics et ancien directeur du St- Antony’s College d’Oxford. © Project Syndicate/Institute for Human Sciences, 2006. Traduit par Julia Gallin.
Alors qu’était annoncée la fin des idéologies, d’abord dans les années 50, puis avec plus d’insistance dans les années 90, personne n’avait prévu que la religion, hantise de la pensée politique dans la première moitié du XXe siècle, ferait un tel retour sur le devant de la scène. Daniel Bell et Raymond Aron ont écrit sur la fin du fascisme et de l’idéologie communiste dans...