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Actualités - OPINION

Les grands voyageurs

«I travel not to go anywhere, but to go. I travel for travel’s sake. The great affair is to move.» (Robert Louis Stevenson, Travels with a Donkey) Ce ne sont pas les gens du voyage. Voyageurs, ils ne l’ont pas été par choix. Les grands voyageurs se sont vus un jour forcés de partir, de mettre les voiles. Parce que leur pays, leur espace vital, leur possibilité de croître à la lumière n’étaient pas suffisants. Par ambition ou par nécessité. La soif de connaissance qui rend léger et donne des ailes, la faim qui empoigne par les viscères et force au-dehors. Ils sillonnent la planète. Tout leur réussit, constamment ils se surpassent. Ce sont ceux qui naissent dans des huttes et meurent dans les palais de la connaissance (Gibran). Ils se fondent dans leur nouvel environnement, dans tout environnement. Ils l’impriment de leur marque, y apportant une contribution majeure, le modifiant, l’améliorant. Partout on retrouve leurs traces. Partout, ils sont reconnus, quand ce n’est pas adulés. Partout ils se sentent chez eux. Et pourtant... Les grands voyageurs se posent sur le ventre d’une âme sœur, chante Alain Bashung. C’est bien vrai. Nostalgiques, écorchés, déracinés, ils sont sensibles à l’odeur qui se dégage d’un restaurant bien de chez eux, qui les surprend dans une ville à mille lieues de leur pays d’origine, réveillant une mémoire olfactive jusque-là en jachère, ils succombent au doux accent d’une compagne d’un soir qui leur rappelle des pans entiers d’une vie occultée, goûtent au chaleureux foyer de ce compatriote qu’ils rencontrent à l’occasion d’une énième pérégrination, où passer une soirée ressemble tant aux veillées enchanteresses d’une enfance pleine d’espérance. Un chant, une prière, les caractères d’un journal qu’on devine au loin, l’allure ou les traits d’un passant, tout leur parle. D’une même voix. D’une même langue, que souvent ils ne parlent même plus. Sans jamais pourtant oublier de s’en réclamer. Fièrement. À chaque coin de rue, ils croient voir leurs semblables. Sans presque jamais s’y tromper. Car ils la portent encore en eux, comme une marque indélébile, cette culture, qui pourtant se délite inexorablement au fil de leurs tribulations. Ils «sont» leur culture, sans trop savoir pourquoi, sans pouvoir l’expliquer rationnellement. Du vécu, de l’empirique, de l’intuition, de l’instinct. Les grands voyageurs se reconnaissent entre eux. Des âmes sœurs, ils en cherchent en permanence, avec une soif telle que rien ne peut les désaltérer. Intacts, ils repartent à la chasse le lendemain, comme si de rien n’était, comme si leur blessure ne s’en était pas trouvée agrandie. Leur quête en vue de reconstituer leur monde perdu est acharnée; ils s’y attellent sans répit, sans trop y croire. Lentement, au gré de leurs voyages, ils se métamorphosent. Ils n’appartiennent plus à telle culture ou à telle autre, même si leur soif de racines les porte à croire qu’ils sont encore les fils de leur pays de naissance. Ils ne s’appartiennent plus eux-mêmes. Leur mission initiale est accomplie, mais ils ne s’en rendent pas compte. Ils sont sortis de leur orbite, et leur trajectoire, sans être chaotique, n’est plus aucunement définie. Ils sont tristes, les grands voyageurs, ils gardent au fond d’eux quelque chose qui fait mal (Michel Berger). Leur frustration, c’est peut-être que leurs avancées individuelles ne se soient jamais traduites dans un effort collectif, structuré et solidaire. De n’avoir pu partager leur réussite avec les leurs, de n’avoir pu les faire profiter de la connaissance qu’ils ont acquise, des enseignements de leur fuite en avant vers le front, de la première ligne aux premières loges. De leurs échappées permanentes et victorieuses. Cependant, dans leur tristesse, dans leur dérive fulgurante d’électron libre, ils sont inexorablement beaux, esthétiques, transcendants. Car même si les possibilités du monde sont autrement moins vastes qu’ils n’avaient pu le croire étant enfants, elles restent pour eux étonnamment grandes. Ils étaient les premiers en Amérique et sur les côtes de l’Europe. On les a vus en Alaska, en Afrique du Sud, en Australie et au Japon. Ils sont toujours en mouvement, les grands voyageurs. On les reconnaît parfois à leur vivacité d’esprit et à leur gentillesse, à leur générosité déroutante et à leur adaptabilité légendaire, à leur sens pratique et à leur amour de la vie et de ses plaisirs. Ils ont écrit leur nom sur une plage de sable, un soir de basse marée. D’aucuns prétendent y avoir entraperçu le mot «libanais». Élias R. CHEDID Paris
«I travel not to go anywhere, but to go. I travel for travel’s sake. The great affair is to move.»
(Robert Louis Stevenson, Travels with a Donkey)

Ce ne sont pas les gens du voyage. Voyageurs, ils ne l’ont pas été par choix. Les grands voyageurs se sont vus un jour forcés de partir, de mettre les voiles. Parce que leur pays, leur espace vital, leur possibilité de croître à la...