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Actualités - OPINION

COMMENTAIRE Pouvoir du peuple ou pouvoir de Poutine ? Par Dominique MOISI*

Alors que je participais à une cérémonie très simple mais pleine de dignité à la mémoire d’Anna Politkovskaïa, la journaliste russe assassinée – « une femme courageuse au-delà de toute limite », selon les mots de son éditeur –, je repensais à un autre hommage posthume auquel j’avais participé à Moscou il y a presque 17 ans. Contrairement à Anna Politkovskaïa, Andreï Sakarov, le grand scientifique et militant des droits de l’homme, n’avait pas été assassiné, et la cérémonie en sa mémoire paraissait marquer une ère nouvelle. Une nouvelle page s’ouvrait, une page pleine d’incertitude, mais aussi pleine d’espoir de voir la Russie devenir un « pays normal ». C’est sans doute cette page qui vient d’être définitivement tournée avec l’assassinat d’Anna Politkovskaïa. Ce dont la petite foule d’intellectuels réunie à Paris faisait le deuil était l’espoir d’une Russie différente. Nous enterrions le rêve collectif des intellectuels et des démocrates d’une Russie dans laquelle liberté et respect du droit auraient pris racine et fleuri après le long et froid hiver soviétique. Les portraits d’Anna Politkovskaïa, comme une multitude de miroirs, nous rappelaient à une réalité bien plus noire. Le rêve était fini, il n’avait sans doute à aucun moment été réalisable. Nous assistons aujourd’hui à un scénario totalement différent. La Russie reprend l’une des premières places sur la scène internationale, elle retrouve puissance et influence en remplaçant l’armement nucléaire par le pétrole et le gaz, et la peur par la cupidité. L’équilibre de la terreur de l’ère soviétique a cédé la place à une dépendance énergétique unilatérale en faveur de la Russie. Avec leur fortune colossale, les milliardaires russes achètent des propriétés somptueuses à travers le monde, et la Russie achète certains Allemands en vue, comme l’ancien chancelier Schröder, et peut-être même le soutien de l’Allemagne en tant que telle. Même si d’énormes différences les séparent, la Russie postcommuniste et l’Iran fondamentaliste ont beaucoup en commun. Leurs richesses énergétiques leur donnent le sentiment d’une occasion unique, la conviction que le temps joue en leur faveur et qu’ils peuvent maintenant prendre leur revanche sur les humiliations que le monde extérieur leur a infligées. C’est comme s’ils combinaient la culture de l’humiliation du monde arabe et musulman avec la culture d’espoir de l’Asie. Tous deux sont marqués par un nationalisme arrogant et se sentent irrésistibles, d’autant qu’ils ont l’impression que l’Amérique est en déclin en raison du bourbier irakien, pour ne pas parler de l’Afghanistan. Certes, les différences entre la Russie et l’Iran sont énormes. Le régime iranien est animé par une idéologie forte et mû par le désir ouvertement exprimé de détruire Israël. Il ne bénéficie pas du soutien massif de la population, sauf en ce qui concerne le nationalisme et la quête du statut de puissance nucléaire. À l’opposé, le régime russe est mû par l’argent et non par l’idéologie. Dans son effort pour reconstruire la puissance et l’influence de la Russie sur l’échiquier géopolitique, le président Poutine dispose du soutien de l’immense majorité de la population. Sa devise, « Devenir riche et ne pas faire de bruit », rappelle les priorités de Guizot dans la France de la moitié du XIXe siècle, même si elle est fortement « assaisonnée » de fierté impériale. Tant que l’argent du pétrole coule à flots, la majorité des Russes n’aura pas la nostalgie de l’ouverture démocratique des années Eltsine, avec leur combinaison de chaos, de corruption, de faiblesse sur la scène internationale et de mépris envers l’État. Les Russes sont-ils tellement différents de nous, dans les démocraties occidentales, ou bien la démocratie est-elle un luxe que seules les sociétés anciennes, stables, prospères et satisfaites peuvent se permettre ? Dans leur recherche de stabilité postsoviétique, les Russes paraissent rassurés par Poutine. Il ne rivalise pas avec Pierre le Grand en terme de stature physique, mais il se montre homme politique habile, capable de saisir et de contrôler l’humeur du peuple russe. Pour la majorité des Russes, la prospérité économique et la télévision sont devenues l’équivalent moderne du « pain et des jeux » de l’époque des Romains. La guerre en Tchétchénie contribue sans doute à la dégradation morale de la Russie dans son ensemble et à sa dégringolade effrayante dans une culture de la violence. Mais elle entretient aussi le patriotisme – le désir populaire d’une restauration du statut impérial et du prestige de la Russie – que le régime de Poutine a astucieusement exploité. En attendant, la population russe n’y a pas gagné grand-chose. La multiplication des assassinats d’opposants politiques ou de rivaux économiques et la pratique mafieuse des crimes sous contrat ne peuvent être considérées comme le signe d’une stabilité retrouvée ; pas plus que la manipulation par le régime de Poutine de la xénophobie contre les citoyens de l’ex-empire soviétique, comme les Géorgiens. La Russie a peut-être retrouvé son statut de grande puissance, mais est-elle pour autant respectée ou même heureuse ? La Russie est riche, mais les Russes, en tout cas la plupart d’entre eux, restent pauvres, avec une espérance de vie qui se rapproche davantage de l’Afrique que de l’Europe occidentale. En fin de compte, ils devront reconnaître que les pays modernes ne peuvent prospérer par la seule puissance. * Dominique Moïsi est l’un des fondateurs de l’IFRI (Institut français pour les relations internationales) où il est également conseiller. Il enseigne actuellement au Collège de l’Europe à Natolin, près de Varsovie. © Project Syndicate, 2006. Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz.
Alors que je participais à une cérémonie très simple mais pleine de dignité à la mémoire d’Anna Politkovskaïa, la journaliste russe assassinée – « une femme courageuse au-delà de toute limite », selon les mots de son éditeur –, je repensais à un autre hommage posthume auquel j’avais participé à Moscou il y a presque 17 ans. Contrairement à Anna Politkovskaïa,...