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Actualités - CHRONOLOGIE

RÉFLEXION - « Le Dernier homme » de Ghassan Salhab aux Journées cinématographiques de Beyrouth La «cinématographisation» de la tragédie libanaise

Le troisième film de Ghassan Salhab, Le Dernier homme (titre bien plus éloquent que sa version arabe, Atlal ou «ruines»), est une œuvre qui parle aussi fortement aux Libanais, auxquels il est d’abord destiné, que le très beau, quoique dans un tout autre genre, West Beirut de Ziad Doueiri. Ces deux réalisateurs font, chacun à sa manière, une œuvre de salubrité publique en nous obligeant à nous remémorer, nous qui avons si peu de mémoire, ce que fut notre histoire récente, afin d’en tirer des leçons, et pour que plus jamais ne se répète l’horreur cyclique qui semble être notre lot. Que Ghassan Salhab soit donc d’abord remercié de nous traiter comme des adultes raisonnables, c’est-à-dire doués de raison. Plutôt que d’utiliser le premier degré de l’histoire, Salhab a choisi, et en cela il est véritablement un artiste, de recourir au langage indirect de la métaphore : le film s’ouvre pratiquement sur un jeune homme visiblement mort, assis dans un lit. Cette pietà d’où est absente la Vierge Marie annonce d’emblée la tragédie, puisque nulle compassion, c’est-à-dire nul rachat, n’y apparaît. C’est un plan plus tard que surgit la figure féminine sous la forme de la danseuse de flamenco, fureur de Vénus au lieu de Diane rédemptrice. Et ce n’est certes pas la pâle Zeina, maîtresse du héros, qui peut contrebalancer le pouvoir de cette veuve noire. À partir de ces premiers plans, il ne reste plus qu’à dérouler la tragédie libanaise : un homme normal, remarquablement joué par un Carlos Chahine filmé comme beau et répugnant en même temps, se transforme en monstre sous nos yeux, sous l’effet du baiser/morsure de son double, et inflige à son tour ce qui lui a été infligé. Cette métaphore du vampire, Salhab la «libanise» admirablement, représentant de la sorte la terrible passion des communautés libanaises les unes pour les autres: je t’aime et je te hais en même temps, parce que nul ne me ressemble plus que toi et que tu es constamment en train de me renvoyer l’image de ma propre monstruosité. Peu importe qui a commencé, la première morsure, c’est-à-dire le premier baiser, déclenche une chaîne de la violence à laquelle nul n’échappe, surtout pas le héros qui part à la recherche de son double/ennemi dans un Beyrouth nocturne filmé comme jamais, et à laquelle participe, bon gré mal gré, le spectateur dans la salle, lui aussi plongé dans l’obscurité et subissant l’envoûtement du film qu’il est en train de regarder. Car c’est bien d’un film envoûtant qu’il s’agit, grâce à la parfaite maîtrise par Salhab du langage cinématographique : la beauté des plans et des cadrages; l’étonnant travail d’éclairage qui non seulement fait passer le film de la lumière glauque du début (ciel d’hiver et égouts déversant leurs trombes d’eau, soleil sous-marin) vers l’obscurité quasi totale de la fin, mais fait coexister dans un même plan la dualité lumière/obscurité de manière de plus en plus élaborée au fur et à mesure que le film progresse ; l’exactitude des fondus/enchaînés qui superposent l’homme et sa ville; le travail sur la bande son, tout est parfait esthétiquement dans ce film. Mais, et c’est le revers de la médaille, Salhab ne résiste pas toujours à la tentation de l’esthétisme : certains plans, d’une grande beauté formelle, sont soit répétitifs, soit inutiles à la progression du scénario. De plus, il a fait le choix de dialogues plats, qui disent en mots ce que l’image dit infiniment mieux, de sorte que les (rares) paroles prononcées par les personnages sont irritantes tant elles apparaissent redondantes par rapport au langage cinématographique. Sans doute le réalisateur aurait-il souhaité un film aussi muet que le Nosferatu de Murnau, mais craignant peut-être que son film ne soit alors trop rébarbatif, il a opté pour des dialogues qui sont l’équivalent des intertitres du cinéma muet. Quel dommage. Quoi qu’il en soit, avec ce Dernier homme, nous sommes en présence d’un film fort et d’un vrai cinéaste, doté de tempérament, de sensibilité et de savoir-faire. Vivement qu’il soit diffusé commercialement pour que chaque Libanais puisse aller le voir. Katia HADDAD

Le troisième film de Ghassan Salhab, Le Dernier homme (titre bien plus éloquent que sa version arabe, Atlal ou «ruines»), est une œuvre qui parle aussi fortement aux Libanais, auxquels il est d’abord destiné, que le très beau, quoique dans un tout autre genre, West Beirut de Ziad Doueiri. Ces deux réalisateurs font, chacun à sa manière, une œuvre de salubrité publique en nous...