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Ne pas perdre le Sud

Maintenant que les touristes de l’intérieur et de l’extérieur nous ont quittés les uns vers leurs terres d’exil, les autres vers leurs terres d’origine. Maintenant que les routes se sont vidées, que les plages sont désertes, que les rues sont plongées dans l’obscurité et ne vibrent plus qu’aux rythmes ubiquistes du ronflement des générateurs, ou du funeste bourdonnement des avions de chasse. Maintenant que les rideaux de fer sont tombés et que les hôtels ne reçoivent plus que des journalistes étrangers en quête de scoops macabres pour inaugurer les journaux du 20 heures du monde entier. Maintenant que les crimes de guerre et ceux contre l’humanité sont notre pain quotidien. Maintenant que le pays est à genoux, que sa colonne vertébrale a été dépecée, que notre terre a été labourée, retournée, éventrée et gît inanimée et fumante. Maintenant que notre mer est violée, souillée, endeuillée et que les rivages ne reçoivent plus que des vaguelettes corbillards, lourdes et gluantes, débarquant des cadavres de poissons revenus mourir sur leur terre. Maintenant que tous les mythes sont tombés, pulvérisés sous les décombres et les gravats: celui de l’attachement de l’État à son Sud, mais aussi celui de la prétendue fin de la guerre en 1990, celui de l’invincibilité de l’armée israélienne, mais aussi la fameuse théorie de l’équilibre de la terreur, celui de la glorieuse démocratie américaine, mais aussi celui des célèbres solidarité et fraternité arabes. Maintenant que les fins analystes et pseudospécialistes de tous bords ont défilé sur les écrans les plus divers et nous ont éblouis de leurs lumières. Les docteurs délateurs tout fiers de montrer du doigt avec acharnement celui qui a lancé la première pierre, puis les endoctrinés ravis de nous saouls de leurs discours creux, de leur patriotisme vaseux. Les uns qui voyaient l’arbre, mais refusaient de regarder la forêt, les autres qui brûlaient la forêt pour sauver l’arbre. Devant ce paysage affligeant, mon peuple sans couleur se sent pris encore une fois en otage, asphyxié dans son propre pays, trahi par ses propres dirigeants. On lui a volé ses rêves de paix, kidnappé ses espoirs d’un avenir meilleur, séquestré ses ambitions de vie dans un pays stable, prospère et prometteur. Devant ce guet-apens étourdissant que nous avons du mal à assimiler, le temps est sans doute venu, mon Sud, de te dire les vérités comme elles sont. Le temps est venu, mon Sud, de te faire ici et en public notre acte de contrition au nom de tous les Libanais. Le temps est venu, mon Sud, de te demander pardon au nom de l’État libanais. Car, en vérité je te le dis, son affection n’a jamais été que désaffection, sa mission envers toi n’était que démission, son abnégation pour toi était dénégation. Au nom de l’État libanais que je ne représente que le temps de rédiger ces quelques lignes, pardon mon Sud pour t’avoir ignoré depuis des décennies, depuis trop longtemps, depuis toujours. Pardon de t’avoir spolié, de t’avoir laissé patauger dans la misère si souvent, d’avoir laissé tes fils trépigner dans l’ignorance et le dénuement. Pardon pour avoir écarté tes enfants du progrès et de la prospérité et de s’être étonné ensuite des choix suicidaires qu’ils ont embrassés. Pardon de t’avoir caché que le slogan des 10452 kilomètres carrés n’a effectivement jamais mesuré plus que la moitié. Pardon d’avoir remis au pouvoir tous ceux qui pendant de longues années ont pillé et gaspillé sans vergogne les fonds qui t’étaient destinés. Pardon de t’avoir cédé en laissant à un autre État lointain le soin de t’allouer un budget spécifique et de t’assigner tout un programme politique, économique et social. Pardon d’avoir ignoré les paroles de ce grand imam Moussa Sadr qui nous prévenait que quand le Sud va mal, le Liban tout entier ira mal. Pardon mon Sud d’avoir cru trop tôt à ce grand mirage de la fin de la guerre qu’ils nous ont fait vivre en 1990. Pardon d’avoir été cet État cigale qui dépensait sans compter pour construire des palais de verre sur des fondations d’argile. Pardon pour ce Liban village de vacances où la musique sonnait tellement haut qu’on n’entendait pas les geignements des démunis qui résistaient dans tes villages. Pardon pour ce Liban narguilé où le ronronnement du plaisir couvrait le crépitement des flammes qui couvaient sous tes cendres. Pardon, car l’éclat du centre-ville étincelant nous a caché les strates des autres Beyrouth qui témoignaient de sa vulnérabilité. Pardon de ne pas avoir compris que le flambant neuf pouvait nous aveugler au point de très vite devenir flambant tout court. Pire que la démission de l’État qui dure depuis sa genèse, ton drame, mon Sud, nous montre le manque effarant d’hommes d’État. Pardon pour le néant au sommet de nos institutions. Pardon pour l’absence d’hommes à la hauteur de la circonstance. Au Liban, mon Sud, il n’y a pas que des Mozart qu’on assassine, y a des De Gaulle qu’on exile, des Bismarck qu’on bannit, des Havel qu’on ignore. Ziad F. KARKOUR
Maintenant que les touristes de l’intérieur et de l’extérieur nous ont quittés les uns vers leurs terres d’exil, les autres vers leurs terres d’origine. Maintenant que les routes se sont vidées, que les plages sont désertes, que les rues sont plongées dans l’obscurité et ne vibrent plus qu’aux rythmes ubiquistes du ronflement des générateurs, ou du funeste bourdonnement des...