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Lettre à Walid Kassir

Cher Walid, Je me souviens avoir attendu un mois avant de t’écrire quelques bribes, croyant ainsi te laisser le temps de panser tes blessures et te donner l’opportunité de te recueillir avec ta famille et tes amis. Nous n’avions pas encore pu assimiler cette catastrophe, pour reprendre ton propre mot, qui t’a frappé de plein fouet, en même temps qu’elle a frappé le Liban tout entier. Pas pu comprendre, pas eu le temps de nous endeuiller, pas pu prendre de recul. Car l’horreur n’avait, quant à elle, pas eu la décence d’attendre avant de frapper à nouveau. Elle s’était banalisée, et les assassinats et tentatives s’étaient succédé, n’ayant de commun entre eux que la surprise que, malgré leur fréquence, ils ne cessaient de susciter et l’état de barbarie incurable de leurs auteurs, qui ne reprochent aux Libanais – crime suprême – que leur liberté de pensée. Alors je me suis dit que t’écrire à nouveau aujourd’hui, un an après, de manière un peu moins impulsive, toi mon professeur et ami, toi qui a poussé et pousse encore toute une génération de juristes libanais vers l’excellence, que restructurer les mots esquissés rageusement du bout d’un clavier crépitant, révolté et excédé, et les faire connaître de tous avait tout de même une vertu : celle du devoir de mémoire, celle du témoignage, celle du refus du credo des sauvages qui dit que tuer l’homme, c’est tuer l’idée. Pour que survive Samir Kassir, pour que sa mort ait un sens, pour qu’elle décuple nos forces, nous qui avons décidé de continuer. J’ai connu ton frère Samir avant même de te rencontrer toi-même. Étudiant en deuxième année de droit à l’Université Saint-Joseph, j’étais allé le voir à la sortie de l’un de ses cours d’histoire du Proche-Orient, mû par une spontanéité que le Liban du mensonge, de la trahison permanente et du culte de l’apparence m’a, depuis, poussé à fortement pondérer. Muni d’une série d’articles traitant de politique (un bien grand mot pour le Liban) que j’avais publiés à l’époque, je lui avais dit que je souhaitais écrire pour le magazine dont il avait été le fondateur, L’Orient Express, publication d’une portée intellectuelle et sociale à ce jour encore inégalée dans notre pays. Il m’avait proposé d’en discuter plus avant au cours d’une réunion ultérieure. C’est ainsi qu’il m’avait reçu, avec une simplicité déroutante dans un pays où les portes sont toujours fermées aux débutants et aux inconnus (quelles que soient par ailleurs leur ambition ou leurs qualités), dans son bureau d’an-Nahar. Après avoir discuté de choses et d’autres, nous avions rapidement réalisé que nous étions de sensibilités politiques différentes. Mon patriotisme exacerbé de l’époque, prônant un rejet en bloc du système et un boycott total du régime de la collaboration, contrastait avec son engagement, imprégné de laïcité et marqué à gauche (la vraie gauche, au sens idéologique, pas au sens où ce terme est compris au Liban), pour un dialogue institutionnel, qu’il concevait alors comme la voie unique d’un rétablissement des libertés et de la démocratie qu’il savait, comme moi, extrêmement compromis. Il m’avait néanmoins proposé d’écrire pour lui, non pas de manière sporadique et au gré de l’inspiration comme je l’avais souhaité, mais de manière régulière et bien plus professionnelle, comme le font les vrais journalistes. Le seul obstacle qui fit que je déclinai l’offre était le temps que devait inévitablement prendre une telle collaboration, alors que mes études constituaient mon absolue priorité. Nous avons ainsi gardé d’excellents rapports, nous saluant et discutant longuement à chaque fois que nous nous rencontrions à l’université. Lorsque les étudiants manifestaient, protestaient, faisaient suspendre les cours, il était toujours de notre côté. Avec nous, parmi nous, à l’avant-garde, en inspirateur, sans volonté de récupération, sans jamais vouloir s’attribuer le beau rôle. Je garderai de lui le souvenir d’un homme libre, fin, cultivé, à l’analyse percutante, qui n’avait jamais peur d’exprimer son désaccord avec le conformisme ô combien ambiant dans le Liban de la décennie 1990. C’est la liberté qu’ils ont voulu assassiner en assassinant Samir. C’est les hommes libres qu’ils ont voulu décapiter. C’est les jeunes émigrés, instruits et éduqués qu’ils ont voulu démoraliser en le tuant. Ce sont ces Libanais à nouveau (et pour une si courte durée) remplis d’espoir suite à la libération du Liban de l’occupation syrienne qu’ils ont voulu terroriser, pour les empêcher de rentrer au pays, pour les dissuader de tout laisser tomber, comme l’avait fait Samir, pour retrouver leur patrie et la servir enfin, dans un ultime et pourtant salutaire effort d’abnégation, comme lorsqu’on se décide enfin à donner, sans espoir de retour. C’est le printemps de Beyrouth qu’ils ont voulu faire avorter. Pour qu’il n’enfante pas à son tour ce printemps des Arabes, tant chanté, tant souhaité par Samir Kassir. Un an après son martyre, par-delà le souvenir de l’homme exceptionnel qu’il était, s’il ne fallait retenir du sacrifice de Samir qu’une seule leçon, qu’une seule allégorie, ce serait bien celle-là : les hommes libres refusant de céder aux barbares, les amoureux du Liban refusant d’abandonner leur patrie. Reprendre le flambeau, continuer malgré tout, aller de l’avant avec ceux qui restent, rappeler ceux qui sont partis : telle est la mission que tu t’es impartie, que tu nous as impartie à tous. Toi qui as su rester debout, qui n’as pas rompu, ni même plié. Nous n’avons pu que – nous n’avons eu qu’à – suivre ton exemple. C’est là la preuve que les assassins de nos intellectuels ont raté leurs objectifs premiers, ceux de tout terroriste : susciter la peur afin de dissuader, intimer l’oubli par la banalisation de l’horreur. À la peur, nous répondons par le courage, la vaillance même suicidaire de ceux qui savent qu’ils ont tout simplement raison. À l’oubli, nous répondons, par-delà la simple commémoration, par le devoir de mémoire. Leur défaite, c’est notre victoire, « le triomphe des innocents » de William Holman Hunt. Sur l’oppression. Pour la liberté. À toi, à Samir, au Liban, au monde arabe. Bien fidèlement. Élias R. CHEDID Washington, DC
Cher Walid, Je me souviens avoir attendu un mois avant de t’écrire quelques bribes, croyant ainsi te laisser le temps de panser tes blessures et te donner l’opportunité de te recueillir avec ta famille et tes amis. Nous n’avions pas encore pu assimiler cette catastrophe, pour reprendre ton propre mot, qui t’a frappé de plein fouet, en même temps qu’elle a frappé le...