Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

Le souvenir d’Édouard Saab Il y a trente ans, tombait un homme d’honneur

Il est des morts qui sonnent le glas d’une société et d’une époque. Il y a trente ans, le 16 mai 1976, au point de passage du Musée, sur cette « ligne de démarcation » de sinistre mémoire qui séparait notre capitale en Est et Ouest, Édouard Saab, rédacteur en chef de L’Orient-Le Jour et correspondant à Beyrouth du journal Le Monde, tombait sous les balles d’un franc-tireur. La légende retiendra que le journaliste et intellectuel d’exception, qui avait pressenti et inlassablement mis en garde contre le gouffre vers lequel notre pays et ses dirigeants fonçaient tête baissée, aura été tué de la même manière que nombre de Libanais anonymes, dont le seul crime était de continuer de vivre et de travailler, de refuser l’enfermement dans des ghettos communautaires. « La première victime de la guerre, a dit un jour le sénateur américain Hiram Johnson, c’est la vérité. » Avec la mort d’ Édouard Saab (1929-1976), c’est une certaine vérité libanaise qui fut assassinée, la vérité de tous ceux qui ont eu le courage de dénoncer les innombrables errements de la classe politique, la vérité de tous ceux qui ont refusé de se laisser embrigader et de croire aux slogans mensongers que les dirigeants de leurs camps respectifs leur servaient avec emphase pour les inciter à s’entre-tuer et à les suivre dans leur politique suicidaire. Le décès d’Édouard Saab était éminemment symbolique, car cet homme libre faisait partie de ceux qui, tout en étant profondément attachés à la souveraineté et à l’intégrité territoriale du Liban, refusaient de rester insensibles à la cause palestinienne. Témoin des drames de son époque et spectateur engagé, Édouard Saab a également laissé deux ouvrages remarqués, aussi lucides que prémonitoires : La Syrie ou la révolution dans la rancœur (Paris, Julliard, 1968) et Les deux exodes (Paris, Denoël, 1968). Dans une thèse qu’elle a consacrée à son père, Myra Frapier-Saab a analysé la pertinence de ces deux ouvrages, parus dans un contexte de déclin du nassérisme, d’exaspération du conflit israélo-arabe et de prise du pouvoir d’un régime autoritaire en Syrie. Contentons-nous ici de rappeler que dans son ouvrage sur la Syrie, Édouard Saab avait mis en lumière avec une assez remarquable prescience les mécanismes implacables qui permettront au régime baassiste de se maintenir au pouvoir pendant de si longues années. Le mot rancœur ne pouvait être mieux choisi. Après « la révolution dans la rancœur », les peuples syrien et libanais ont dû subir plusieurs décennies d’une dictature de la rancœur et nous assistons aujourd’hui à la débâcle dans la rancœur. De même, trente-huit ans après sa parution, Les deux exodes (coécrit avec Jacques Derogy) demeure l’une des tentatives de confrontation d’opinions les plus fructueuses entre un intellectuel pro-israélien modéré et un autre qui a toujours soutenu fidèlement la cause palestinienne. Les arguments alors employés par Édouard Saab conservent toute leur pertinence et les gouvernants et intellectuels arabes auraient gagné à les méditer et à les reprendre, plutôt que de se complaire dans des incantations stériles et purement « victimaires ». S’il était parfaitement conscient des enjeux externes et de leur complexité, Édouard Saab refusait pour autant cette propension de certains Libanais à rechercher constamment des boucs émissaires et à attribuer tous leurs maux aux étrangers, qu’ils soient israéliens, palestiniens, syriens ou autre. Il souhaitait que les Libanais, plutôt que de fantasmer et d’échafauder en permanence des « théories du complot », prennent conscience de leurs propres turpitudes et de la responsabilité accablante des chefs de guerre qu’ils idolâtrent, chacun trouvant aux « siens » des circonstances atténuantes. Sur la scène libanaise, Édouard Saab n’était pas de ces « intellectuels de cour » et hommes de lettres qui flattent les responsables et les lecteurs en les caressant dans le sens du poil. Il dénonçait ouvertement les travers des Libanais : leur individualisme forcené, leur appât du gain, leur absence de scrupules, leur mercantilisme outrancier. En bon disciple de Bergson, il prenait souvent à contre-courant l’opinion dominante. Démocrate réformateur et partisan d’une justice sociale qui serait la vraie garante de l’unité nationale, Édouard Saab mettait face à leurs responsabilités les hommes politiques qui s’inclinaient piteusement devant les intérêts privés et catégoriels, intérêts privés qui étaient dans les années 1960 et 1970 et demeurent à bien des égards, bien plus puissants que l’État. Dans ces années d’avant-guerre, Saab a fait partie de ceux qui, pressentant le pire, ont eu le courage de préconiser des réformes sociales et politiques alors impopulaires dans les milieux conservateurs de toutes les communautés libanaises. Ses articles de l’époque peuvent se relire aujourd’hui comme un manuel de bonne gouvernance, tant chacune de ses contributions était une leçon de réalisme politique et d’hygiène intellectuelle, tant il voyait juste et loin. Jugeons-en par ces quelques exemples et citations révélatrices tirés de ses écrits : Édouard Saab préconisait une « lutte qui se situe au niveau des structures mentales, lutte qui, au Liban, doit se substituer à toute autre forme d’antagonisme social ou politique ». Pour Édouard Saab, « les seules véritables contradictions qui opposent les Libanais, dans tous les milieux et dans tous les secteurs de la vie publique et privée, relèvent du concept que l’on se fait de ce pays et des méthodes que l’on voudrait suivre pour le servir ». Il soutenait donc activement, de toutes ses forces, l’émergence d’une nouvelle classe politique, jeune, anticonformiste, dynamique, s’appuyant sur le savoir et n’étant pas obsédée par l’arrivée et le maintien au pouvoir d’une classe politique constituée « d’hommes lucides dont l’intelligence et la culture leur imposent des options et un comportement qui sont la négation de cet État statique, paradis des politiciens des années 40 ». Des hommes qui, « pour avoir épousé leur siècle et pour s’être conformés aux impératifs du progrès scientifique, refusent de se renier, au risque de vivre en marge de la république et de se priver des honneurs et des privilèges du pouvoir». Pour quoi luttait Édouard Saab ? De quoi rêvait-il ? Il l’a dit sans langue de bois : « Rien qu’un État moderne, et c’est énorme. Un État qui cesse de penser “petitement et prudemment”, affranchi du joug des trusts et des lobbies, et qui ose affronter tous les problèmes qui s’opposent à sa croissance, y compris ceux qui ont été, à une époque de son histoire, l’une de ses raisons d’être. En un mot, un État qui vit et qui ne survit plus. » Édouard Saab a lutté pour un aggiornamento arabe et pour un Liban moderne. Cet assoiffé de justice, cet homme révolté avait suffisamment d’intelligence et de finesse pour toujours refuser les oppositions binaires, les dichotomies simplistes et les grilles de lecture préétablies. Il parvenait à saisir les enjeux sous-jacents d’un conflit, les problématiques enfouies, les innombrables frustrations présentes dans l’inconscient collectif. Ces diverses frustrations, politiques, communautaires, économiques et sociales, ne sont-elles pas la source directe de la tragédie libanaise, puisqu’elles ont permis à des enjeux externes de venir se greffer sur une situation locale propice à les accepter car débordant de ces frustrations et donc naturellement conflictuelle ? En épigraphe à son ouvrage sur la Syrie, livre qu’il a achevé d’écrire à Broummana en août 1967, deux mois seulement après l’humiliante défaite des armées arabes, Édouard Saab avait fait figurer cette belle phrase de Jean Rostand : « Ceux qui prétendent que l’injustice est inévitable oublient qu’elle ne l’est que parce que trop de gens leur ressemblent ». Cette citation reflète bien l’état d’esprit d’Édouard Saab. C’est aujourd’hui aux nouvelles générations de Libanais, et plus particulièrement à ces sentinelles de la liberté et fantassins de la plume que sont les journalistes, de poursuivre la lutte contre toutes les injustices et pour le renouveau arabe qu’Édouard Saab appelait de ses vœux. Avec cette indépendance d’esprit, cette intégrité sans pareil, cette absence totale du moindre sectarisme et cette formidable énergie créatrice qui le caractérisaient. Karim Émile BITAR
Il est des morts qui sonnent le glas d’une société et d’une époque. Il y a trente ans, le 16 mai 1976, au point de passage du Musée, sur cette « ligne de démarcation » de sinistre mémoire qui séparait notre capitale en Est et Ouest, Édouard Saab, rédacteur en chef de L’Orient-Le Jour et correspondant à Beyrouth du journal Le Monde, tombait sous les balles d’un franc-tireur. La...