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Actualités - REPORTAGE

Un développement certain altéré par des problèmes de corruption et d’entraves aux droits de l’homme Kurdistan irakien : le revers de la médaille

ERBIL, de notre envoyée spéciale, Émilie Sueur Alors que l’Irak vit au rythme des attentats perpétrés par les insurgés et des raids américano-irakiens, le Kurdistan irakien est souvent présenté comme un modèle en terme de démocratisation, de développement économique et de sécurité. De fait, dans la partie septentrionale de l’Irak, la situation est bien différente du chaos qui règne dans le reste du pays. Vu d’un peu plus près, le tableau est toutefois moins idyllique qu’il n’y paraît tant le Kurdistan est une région où la corruption est enracinée et où les droits de l’homme ne sont pas toujours garantis. Erbil, 22 heures. Alors que les Bagdadis sont retranchés dans leurs maisons depuis plusieurs heures déjà, les habitants de cette ville du Kurdistan irakien musardent dans l’une des artères commerçantes. Chez le barbier, une cible privilégiée de certains fous de Dieu dans le reste du pays, les jeunes Kurdes se font couper les cheveux et raser la moustache. Sur les trottoirs, où se répandent les odeurs graisseuses de kebab, les vendeurs d’électroménager tentent d’appâter le chaland. Absorbés par un match de football diffusé sur un écran géant, les clients du bar « Real Madrid » jettent un coup d’œil rapide à l’étranger qui passe devant eux. Un dribble ou un but suffisent à détourner leur attention de l’intrus. Dans un autre quartier de la ville, près du centre des médias, l’heure est à la relaxation. Entre hommes exclusivement, on sirote une bière ou un verre d’arak irakien autour d’une table garnie de mezzés dans le « club des professeurs ». Si l’entrée est gardée par des hommes armés qui fouillent minutieusement chaque client, aucune tension n’est perceptible dans le petit jardin intérieur. La situation n’a pas toujours été aussi calme à Erbil. En 2004, un double attentat-suicide avait fait plus de cent morts dans ce bastion du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani. Conséquence de cette attaque, les forces de sécurités kurdes sont déployées un peu partout à travers la ville. Mais de soldats américains, il n’est pas question ici. Devant les bâtiments officiels et les hôtels, de grands blocs de béton ont également été érigés pour freiner les velléités meurtrières d’éventuels kamikazes. De manière pour le moins ironique, ces murs sont recouverts de grandes peintures faisant la promotion des droits de l’homme. Dans un style naïf, on loue l’égalité entre hommes et femmes, le respect de la loi, et on condamne les violences faites aux femmes, en arabe, en kurde et… en anglais. Si les autorités kurdes travaillent effectivement à améliorer les conditions de vie et à promouvoir les droits de leurs administrés, elles veillent aussi à soigner leur image auprès de la communauté internationale, quotidiennement imbibée d’images sanglantes en provenance de Bagdad. L’objectif ici est clair : attirer le monde, et plus précisément les investisseurs et entrepreneurs. De fait, du haut de la citadelle d’Erbil, un paysage particulier s’offre au visiteur. Celui d’un ensemble gris béton, hérissé de grues. Dans la ville et ses alentours, les chantiers pullulent. Ici un hôtel, là un centre commercial, ailleurs un quartier résidentiel. Un nouvel Erbil semble prêt à sortir de terre. Mais cette renaissance se fait sur un mode local passablement corrompu. « Le processus est simple, explique un homme d’affaires kurde ayant requis l’anonymat. Des proches du cercle politique au pouvoir achètent pour un dixième de leur prix des milliers d’hectares de terres appartenant à la municipalité d’Erbil. Ces terres sont ensuite utilisées pour la construction de projets de luxe qui leur rapportent des fortunes. » Dreamcity, un vaste ensemble résidentiel de luxe dont la réalisation a été attribuée à un groupe libanais, se présente comme le fleuron d’un nouvel Erbil réservé aux plus fortunés. L’ensemble doit s’étendre sur 1 000 000 de m2. Il comportera 1 200 villas, une mosquée, un centre culturel, quatre écoles, des restaurants, une clinique. Ceint de 4 000 mètres de barrière, il sera équipé de son propre réseau aquifère, téléphonique et électrique. De quoi reléguer l’ancien quartier huppé d’Erbil, ironiquement baptisé « Dollarawa », aux oubliettes. Selon une source proche du projet, le propriétaire de cet ensemble est un proche de la famille de Barzani. « Tous les grands projets sont désormais attribués aux proches du pouvoir. Pour brouiller les pistes, ils utilisent des hommes de paille. Mais finalement, ce sont eux qui tirent les ficelles et récoltent les bénéfices », confirme notre homme d’affaires. « Depuis la chute du régime de Saddam Hussein, la situation générale au Kurdistan s’est améliorée, le niveau de vie a augmenté. Cela est indéniable. Mais il est également incontestable qu’aujourd’hui, un groupe de personnes se partage la quasi-totalité des richesses », ajoute-t-il, visiblement amer. « Aujourd’hui, pour acquérir des terres et y monter un projet, il faut être affilié à l’un des deux grands partis politiques au pouvoir au Kurdistan (le PDK de Barzani, ou l’Union patriotique du Kurdistan de Jalal Talabani, président irakien, NDLR). Pour un indépendant, une telle opération est très compliquée », conclut-il. Et certains investisseurs ne reculent devant rien pour aboutir à leurs fins. Les habitants du souk, au pied de la citadelle, sont ainsi contraints d’assister, chaque jour, à la transformation d’un cimetière, où reposent leurs proches, en grand chantier de construction. Autant d’histoires corroborées par divers habitants d’Erbil, qu’ils soient journalistes, avocats, étudiants, entrepreneurs ou activistes des droits de l’homme. Pas suffisant toutefois pour ébranler le ministre des Droits de l’homme, Mohammad Ihsan : « Quand vous voulez construire un pays, il faut encourager les investisseurs. Nous leur facilitons l’accès aux terrains. Et puis beaucoup de critiques sont le fait de jaloux. » En attendant, alors que de nouvelles tours pointent fièrement dans le ciel d’Erbil, les générateurs continuent de ronronner, en raison des nombreuses coupures d’électricité. Des générateurs que l’on alimente, comme les voitures, avec de l’essence de contrebande, proposée par des vendeurs installés sur le bord des routes, en raison des problèmes d’approvisionnement. Une histoire sans noms L’histoire de la corruption au Kurdistan est une histoire sans noms, tous les interlocuteurs interrogés sur la question requérant l’anonymat. Les Kurdes se souviennent encore de l’affaire Kamel Saïd Qadir. En novembre dernier, cet intellectuel irakien kurde, également doté de la nationalité autrichienne, avait en effet été jeté en prison après avoir accusé Massoud Barzani, président de la région autonome kurde, de corruption et d’abus de pouvoir. Face au tollé international qu’avait provoqué son incarcération, les autorités kurdes avaient revu ce jugement puis l’avaient relâché. Interrogé sur ce dossier, Massoud Barzani avait expliqué que cette affaire ne relevait pas d’une question de liberté d’expression, les propos de M. Qadir relevant, selon lui, de l’insulte et non de la critique. Pour les Kurdes critiques du pouvoir, l’épisode Qadir a laissé des traces. « Cet homme ne doit sa libération qu’aux soutiens internationaux dont il disposait. Moi, je n’ai que l’anonymat pour me protéger », explique un journaliste. Un constat qui en dit long sur la liberté d’expression régnant au Kurdistan. La presse n’échappe pas non plus au contrôle des autorités. « Il y a quelque temps, un journal indépendant a paru. Rapidement, il a critiqué le pouvoir. Rapidement, il a été interdit », souligne un défenseur des droits de l’homme. Le ministre des Droits de l’homme a une autre lecture de l’histoire : « Ce journal n’était qu’insultes. Si nous voulons construire quelque chose de nouveau, il ne faut pas le faire n’importe comment. » Liberté politique « Ici, nos droits politiques sont minimes. Nos seuls représentants sont le PDK et l’UPK », souligne en outre l’activiste. L’Union islamique du Kurdistan en a fait l’amère expérience. Lors des dernières élections législatives, en décembre 2005, ce parti avait décidé de faire bande à part, critiquant le monopole des partis de Barzani et de Talabani sur la scène politique ainsi que la corruption endémique régnant au sein du gouvernement régional. « Peu avant le scrutin, plusieurs bureaux de l’Union islamique ont été attaqués par des groupes armés », souligne-t-il. « Nous avons fermement condamné ces attaques et immédiatement mis en place une commission d’enquête. Depuis, nous avons procédé à des arrestations », rétorque le ministre Ihsan. Reste que la domination des deux partis est totale au Kurdistan. « Ici, les relations normales de pouvoir sont inversées. Le parti est le père et le gouvernement est le fils », explique notre activiste. « Du point de vue social, en matière de syndicats, ici c’est comme la France, sauf que tout est contrôlé par deux partis ! » ironise-t-il. La justice n’échappe pas à la règle générale. « Au tribunal, beaucoup d’avocats sont affiliés à l’un ou l’autre des partis. Ils en tirent des bénéfices », souligne un avocat indépendant, qui reconnaît être l’objet de sollicitations des deux partis. « Le Parlement est également divisé entre eux. Et les députés ne travaillent, globalement, que pour eux. L’une des premières lois votées par nos députés visait à entériner une augmentation de leurs salaires ! » souligne cet avocat. Dans les universités, l’heure est également à la grogne, en raison du népotisme qui y règne. « L’une des filières les plus prisées est celle des langues. Pour y accéder, il faut obtenir d’excellents résultats. Mais, nous avons beau travailler dur, nous savons d’ores et déjà que des places sont réservées aux fils de ceux qui sont bien introduits dans le cercle du pouvoir », regrette un jeune étudiant. Parler Face à cette situation, les Kurdes n’éprouvent-ils pas un certain ressentiment envers les Américains qui sont venus avec leurs promesses de démocratie ? « Les États-Unis ont commis de nombreuses erreurs. Au départ, ils pensaient que le PDK et l’UPK pouvaient promouvoir les valeurs de la démocratie. Aujourd’hui, ils se sont rendu compte que ce n’est pas le cas. Mais, étant donné l’instabilité qui règne dans le reste du pays, ils ne peuvent pas se permettre de tout chambouler et de perdre ces deux alliés. Aujourd’hui, nous avons le sentiment que les États-Unis nous ont lâchés », regrette le défenseur des droits de l’homme. À leur échelle, que peuvent faire tous ces Kurdes insatisfaits ? « Aujourd’hui, nous avons encore peur, peur de parler, peur de donner notre nom. Mais il faut parler », affirme l’avocat. « Ceux qui osent parler se comptent sur les doigts d’une main », reconnaît, pour sa part, l’activiste. « Ce que je fais, en dénonçant les dérives du régime, est très dangereux. Je marche en terrain miné. Je parle quand même car les choses doivent changer », ajoute-t-il. « J’ai demandé un jour à un chauffeur de taxi pourquoi il ne manifestait pas contre la pénurie d’essence. Il m’a répondu : j’ai peur qu’un moukhabarat m’arrête ! Seuls, divisés, nous ne pouvons rien faire. Aujourd’hui, j’attends la réponse de Dieu », explique l’étudiant tout en reconnaissant qu’il y a six mois, il n’aurait pas osé parler ainsi à un étranger. Un signe que les temps commencent peut-être à changer.
ERBIL, de notre envoyée spéciale, Émilie Sueur
Alors que l’Irak vit au rythme des attentats perpétrés par les insurgés et des raids américano-irakiens, le Kurdistan irakien est souvent présenté comme un modèle en terme de démocratisation, de développement économique et de sécurité. De fait, dans la partie septentrionale de l’Irak, la situation est bien différente du chaos qui...