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Actualités - REPORTAGE

ENQUÊTE - Lieu d’échanges et enjeu vital pour la Syrie, le Liban et Israël, un village à la situation ubuesque Ghajar, une bourgade divisée, en quête d’identité, dans une zone convoitée par tous

C’est un cadeau empoisonné que la ligne bleue établie en 2000 par l’émissaire de l’ONU, Terjé Road-Larsen, a fait au Liban. De prime abord, gagner un village, même à moitié, ne peut que réjouir un pays. Mais lorsqu’il s’agit de Ghajar, le bourg le plus florissant de la région, situé au croisement du Golan, de la Palestine et du Liban, c’est-à-dire dans le secteur des fermes de Chebaa, ce pays ne peut que s’attendre à des problèmes. Et de fait, avec ses 900 Alaouites, dotés de la double nationalité syrienne et israélienne, la partie libanaise de Ghajar revient, en théorie seulement, aux autorités du pays du Cèdre. En six ans, celles-ci ne s’y sont toujours pas imposées et l’accès de cette région reste interdit aux simples citoyens. Un vrai casse-tête et pratiquement un îlot officiellement abandonné, transformé en zone de non-droit, dont tout le monde préfère oublier l’existence. C’est que Ghajar n’est pas un village comme les autres… Le chercheur Nabil Khalifé explique pourquoi. La région est magnifique, biblique avec ses collines verdoyantes et son côté paisible, presque intouché par la guerre. Si l’on ne se savait pas en l’an 2006, on pourrait se croire au début du premier millénaire, tant ici le développement tarde à arriver. Très peu peuplée, la région entourant le village de Ghajar ressemblerait fort au bout du monde tel qu’on l’imagine. C’est en fait un enjeu stratégique et, sous le calme apparent, couvent les pires convoitises. D’ailleurs, l’accès au village est interdit. Un barrage du Hezbollah en fait une zone hermétiquement close pour les citoyens libanais. Officiellement, le barrage est là pour des raisons de sécurité, le village étant considéré comme une position militaire du parti, puisque depuis 2000, la ligne bleue l’a divisé en deux : d’un côté Israël, de l’autre le Liban. Selon les témoins, ce serait la route principale du village qui séparerait les deux zones, même si la partie libanaise est plus florissante que l’israélienne, avec 900 habitants sur les 1 600 qui résident à Ghajar. Toujours selon ceux qui ont eu la chance de se rendre sur place, la frontière entre les deux zones est très étroite et les habitants des deux côtés de cette ligne virtuelle continuent à avoir leurs moyens pour communiquer entre eux, puisqu’ils appartiennent souvent aux mêmes familles. D’ailleurs, contrairement aux autres (rares) agglomérations de la région, Ghajar est plutôt florissante. Situé au croisement entre le Golan, Israël et le Liban, ce village est le lieu privilégié de tous les trafics et, apparemment, cela arrange un peu tout le monde. Peuplé de Alaouites, son identité réelle a toujours été un sujet de controverse. Des Alaouites qui revendiquent leur identité syrienne Le chercheur Nabil Khalifé explique que le nom du village vient des « gipsy », c’est-à-dire des nomades, puisque telle semble être l’origine de la population. Dans une carte qui date de 1860, ce village, précise le Dr Khalifé, existe déjà et il est déjà au Liban. Entre le Djebel druze, le mont Hermon et le Chouf, toute cette région est peuplée de minorités, face à la grande majorité sunnite, qui avait d’ailleurs le pouvoir sous les Ottomans. Dans leur errance traditionnelle, les nomades alaouites ont découvert donc Ghajar, oasis de végétation, car situé près d’un point d’eau (sous le mont Hermon, dont les neiges fondent au printemps) et tout près du Wazzani et du Hasbani, dont les pompes l’alimentent d’ailleurs en eau. Au fil des années, les habitants ont construit des maisons en dur, du côté libanais, plus proche de la source d’eau. Et c’est ainsi que s’est développée la bourgade qui est devenue un véritable lieu d’échange, une sorte de plaque tournante en raison de sa position géographique. Selon le Dr Nabil Khalifé, les cartes du début du siècle montrent que Ghajar est en territoire libanais. C’est pour cette raison, d’ailleurs, qu’en 1967, lors de la guerre contre les Arabes, Israël s’était gardé de l’occuper, car le Liban n’avait pas activement participé à cette guerre. Le Dr Khalifé fouille d’ailleurs dans ses nombreux ouvrages, tous plus rares et précieux les uns que les autres, et découvre dans un livre du Pr Moshé Braner, de l’Université de Tel-Aviv, que ce serait les notables de Ghajar qui, en 1967, auraient demandé aux Israéliens de s’installer dans leur village qui s’était retrouvé dans une sorte de no man’s land. Les solutions possibles C’est ainsi que le village s’est placé sous la souveraineté israélienne, bien que ses habitants, appartenant à la minorité alaouite, aient toujours revendiqué une identité syrienne, décorant leurs maisons et leurs rues de portraits de Hafez et Bachar el-Assad. Tant qu’Israël occupait le sud du Liban, Ghajar se contentait de prospérer, sans trop se poser de questions. Mais en 2000, à la faveur du retrait israélien, la problématique suivante s’est posée : quelle résolution du Conseil de sécurité faut-il appliquer à cette bourgade : la 242, adoptée après la guerre de 1967, ou la 425, propre au Liban ? Les experts de l’ONU sont donc venus sur place et, munis des cartes disponibles, ils ont bien étudié la question, pour en conclure que la ligne de frontière passe à l’intérieur du village puisque celui-ci s’est étendu du côté libanais depuis le début du siècle dernier. Dans le tracé final, explique le Dr Khalifé, ils ont surtout respecté la carte de 1962, qui reste une carte officielle, alors que selon M. Road-Larsen, 81 cartes différentes ont été remises à cette époque aux experts de l’ONU. Mais le grand problème de Ghajar, c’est qu’il se situe dans la zone qui abrite les fermes de Chebaa. Et pour cette raison, en 2000, le Liban voulait à tout prix l’inclure dans son territoire… au grand dam des habitants du village qui préféraient être rattachés à la Syrie. Laquelle Syrie reste elle aussi très attachée à ce village prospère, peuplé de Alaouites. D’où le véritable casse-tête que constitue le village. Ghajar et les fermes de Chebaa Le Dr Khalifé estime que l’idéal serait de parvenir à faire adopter un tracé de frontières qui place les fermes de Chebaa au Liban, tout en laissant un couloir qui inclut Ghajar dans le territoire syrien. C’est ce à quoi s’emploierait la commission d’experts formée par le Conseil des ministres et chargée de rassembler les documents officiels prouvant la libanité des fermes de Chebaa, afin de les transmettre par la suite à l’ONU. Regroupant l’avocat Michel Tuéni, l’historien Issam Khalifé et le professeur de droit international Chafic Masri, cette commission aurait déjà accompli une grande partie du travail et à la fin de sa mission, elle devrait remettre le résultat de ses recherches au gouvernement. Le Dr Nabil Khalifé estime à cet égard que les Syriens ne devraient pas avoir d’inconvénient à reconnaître la libanité des fermes de Chebaa, si on leur laisse Ghajar. Selon lui, la grande lacune de la carte que Walid Joumblatt appelle « la carte Jamil Sayyed », présentée par les autorités libanaises aux experts de l’ONU, c’est d’avoir justement oublié la spécificité du village de Ghajar et la double volonté des habitants et des autorités syriennes de le placer sous souveraineté syrienne. Aujourd’hui donc, le village est divisé en deux : d’un côté la partie syrienne contrôlée par Israël et de l’autre la partie libanaise (contrôlée par le Hezbollah), mais où les habitants ont aussi la nationalité syrienne et pas encore celle du Liban. D’ailleurs, la partie libanaise est aujourd’hui un lieu de résidence idéal puisque les habitants ne paient pas d’impôts et reçoivent l’eau et l’électricité du Liban. Une sorte de royaume d’Ubu, dans un environnement où le décor est serein mais les enjeux « volcaniques ». Un mur pour avoir « la paix » ? Le 21 novembre 2005, le calme apparent a d’ailleurs été perturbé par un accrochage entre les Israéliens et les combattants du Hezbollah. Bilan : quatre morts du côté Hezbollah et 12 soldats israéliens blessés. L’affrontement a d’ailleurs eu lieu à l’intérieur même du village, alors que les habitants s’étaient terrés chez eux. Israël avait accusé le Hezbollah d’avoir tenté d’enlever des soldats israéliens, mais le Hezbollah n’a jamais reconnu ce fait. Par contre, il est fort probable que les habitants aient joué un rôle ambigu dans cet accrochage, alertant à la fois les Israéliens des projets du Hezbollah et avertissant ce dernier de la riposte israélienne. D’ailleurs, si les Israéliens n’avaient pas été avertis, il n’y aurait pas eu douze blessés parmi les soldats, comme si la patrouille était préparée à un affrontement. Mais douze soldats blessés, c’est quand même beaucoup et les Israéliens ont compris que dans ce village, il est difficile d’empêcher les infiltrations, les échanges et les dénonciations. Ils ont alors décidé de construire un mur à l’intérieur du village, le long de la ligne de séparation, pour créer une frontière hermétique empêchant tout contact entre le côté sous contrôle israélien et l’autre sous contrôle libanais. Les habitants ont aussitôt protesté, multipliant les manifestations sur place et alertant, du côté israélien en tout cas, la presse internationale. Ils ont même porté plainte devant le Conseil juridique supérieur israélien (une sorte de Cour suprême chargée de trancher les litiges de ce genre). Et les autorités israéliennes ont été contraintes de suspendre leur projet. Mais il n’y a pas encore eu de décision définitive et les habitants de Ghajar craignent qu’Israël décide de détruire la partie nord du village sous contrôle libanais, pour que celui-ci soit entièrement sous son contrôle. Auquel cas, le projet de construction d’un mur pourrait être exécuté. Ou en tout cas, Israël pourrait édifier une barrière électrifiée, dotée d’équipements sophistiqués, comme c’est le cas sur le reste de la frontière libanaise, les fermes de Chebaa exceptées. En attendant que la situation se clarifie, le problème de Ghajar reste entier et des deux côtés de la ligne de séparation, les habitants vivent dans l’ignorance de leur identité finale. Ils ont beau avoir fait leur choix, l’ONU, Israël, la Syrie et le Liban continuent d’éviter de trancher. Selon le Dr Nabil Khalifé, il y aurait pourtant plusieurs possibilités de solutions : la première serait que la carte de 1920 soit officiellement adoptée, donnant ainsi au Liban une surface de près de 80 km2, qui englobe les fermes de Chebaa, mais aussi Ghajar, bref tout le triangle que l’on appelle « Wadi el-Assal » . La deuxième serait un partage égal de cette surface entre le Liban et la Syrie, selon la carte dite de Jamil Sayyed. Et la troisième serait de donner au Liban le cinquième de ce territoire qui englobe les fermes de Chebaa, mais sans le couloir de Ghajar. Quelle formule adoptera la commission d’experts ? Et que fera ensuite le gouvernement ? En principe, il devrait transmettre les documents à l’ONU. Et si la Syrie ne les conteste pas, le fameux tracé des frontières dans cette région hautement stratégique pourrait être enfin réglé. Un rêve ?… Les convoitises d’Israël Les derniers développements et le contentieux avec la Syrie font croire qu’Israël ne s’intéresse pas au sort de Ghajar et de sa région, comme s’il s’agissait d’un problème entre la Syrie et le Liban. Or tous les documents et l’histoire montrent que cette zone est vitale pour l’État hébreu, parce qu’elle est proche des principales sources d’eau qui alimentent Israël et remplissent le lac de Tibériade. En fait, trois fleuves ont leurs sources dans ce secteur : le Wazzani, que le Liban a récupéré de justesse il y a près de quatre ans, Banias et Dan. Ces fleuves fournissent entre 450 et 600 millions de mètres cubes d’eau, soit le tiers de la balance hydraulique israélienne. L’eau vient surtout du Liban, notamment du secteur des fermes de Chebaa, qui surplombent le lac de Tibériade. Avec les turbines installées par Israël sur le lac, le dénivellement décuple l’énergie produite à partir de l’eau et fait de cette région un point névralgique pour l’approvisionnement d’Israël. Scarlett HADDAD
C’est un cadeau empoisonné que la ligne bleue établie en 2000 par l’émissaire de l’ONU, Terjé Road-Larsen, a fait au Liban. De prime abord, gagner un village, même à moitié, ne peut que réjouir un pays. Mais lorsqu’il s’agit de Ghajar, le bourg le plus florissant de la région, situé au croisement du Golan, de la Palestine et du Liban, c’est-à-dire dans le secteur...