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Actualités - RENCONTRE

RENCONTRE Pour Vartan Aror, un sculpteur est un reporter

Sa ballerine est loin d’être Maya Plissetskaya, Marie-Claude Pietragalla ou Margot Fonteyn. On ne croise pas impunément tous les jours une ballerine squelettique de plus de trois mètres, au teint vert phosphorique, avec tutu blanc et une expression sardonique de Voltaire vieillissant. Une étrange et hideuse ballerine figée, en gypse et fil de fer, qui fait une pirouette statique sous les boiseries des salons du premier étage du musée Sursock. Elle peut être tout, cette ballerine saugrenue, dégingandée, sauf un personnage passant inaperçu ! Titre de cette sculpture criarde, gigantesque et outrageusement voyante ? Le 46e suspect du crime. Humour noir, ricanement et froide dénonciation doublée d’un ras-le-bol des vérités inutilement camouflées, grotesquement maquillées. Quand la vérité est d’une nudité éclatante, pourquoi recourir encore au travestissement ? Retrouver Vartan Aror, c’est retrouver un sculpteur loin de toute vanité et de toute notion mercantile. Un artiste qui sort tranquillement du rang et qui « veut vivre ses travaux ». « Ce sont mes expériences que j’exprime », dit-il en toute simple humilité. Trente et un ans, taille élancée, jeans, ranger et cardigan sombre pour une allure sportive, barbe de trois jours, cheveux noirs drus, sourcils broussailleux, yeux pétillants, rieurs : c’est ainsi que se présente Vartan Aror, artiste charmant, totalement en porte-à-faux avec ses créatures étranges et difformes. Mais aussi de grandes mains pour traduire tous les paradoxes, les blessures et les plaisirs de la vie, dans un langage où l’art emprunte davantage les chemins de l’avant-garde et des installations branchées que le style conventionnel et les joliesses des formes élégantes et décoratives. Rencontre impromptue avec Vartan Aror, dans son atelier à Bourj-Hammoud, entre des immeubles populaires compressés comme des boîtes d’allumettes renversées, au moment où la fée électricité fait, une fois de plus, ses caprices et ses sautes d’humeur. Qu’à cela ne tienne, l’artiste allume vaillamment une kyrielle de bougies qu’il pose paisiblement, sourire aux lèvres, sur une écuelle soigneusement nettoyée. Bohème absolue ! Alors surgit de l’ombre cette pièce encombrée de sculptures comme échappées à un conte de Grimm. Un avant-bras frémissant, en matière translucide plastifiée, telle une fantomatique main aux phalanges écartées, des seaux remplis de cartons, des brosses propres mais gardant la trace de la chaux, des pièces de gypse pétrifié, des échelles, une mezzanine en bois où s’empilent des livres et une sculpture posée sur une étagère. « C’est un orphelin… », explique Vartan Aror, voix neutre mais sourire en biais, en jetant un regard circulaire qui s’arrête justement sur cette forme aux courbes heurtées, hachées, brisées… « J’avais un an lorsque mon père est mort, une des premières victimes de la guerre au Liban… », ajoute-t-il en grillant une cigarette et croisant ses jambes sur la chaise où il s’est assis. La discussion se passe à bâtons rompus, en arménien, avec un artiste reçu pour la quatrième fois au Salon d’automne et lauréat en 1996 du prix Dorothy Salhab Kazemi. La beauté du laid Lumière sur un parcours qui ne s’encombre pas de mondanité et encore moins de la rage d’exposer pour vendre ! Formé pour la sculpture à l’académie pour les beaux-arts Toros Roslin à Beyrouth, avec des séjours à Amsterdam (l’académie Gerrit Rietveld) et à Rotterdam (l’institut Piet Zwart), Vartan Aror, qui est également bijoutier, confie, surtout, qu’il aime « travailler de ses mains…Vendre n’est pas ma préoccupation, poursuit-il. Sculpter est pour moi comme une maladie. Je vis avec, c’est une nécessité, quitte à tout détruire une fois que j’ai fini. Cela m’arrive… Telle cette sculpture de cinq mètres que j’ai cassée en petits morceaux… Je me considère surtout sculpteur. Et un sculpteur, c’est un reporter. Il prend des éléments pour les redonner différemment. Personnellement, je ne travaille pas de “ choses ” jolies. D’ailleurs qu’est-ce qui est joli ? Plutôt, je serais enclin à dire que j’aime la beauté du laid ! » Curieux paradoxe chez ce jeune artiste qui rit constamment, marqué en même temps par des idées sombres, notamment la mort. « Heureux ? » s’interroge-t-il. Et de répondre sans hésitation à lui-même : « Oui, je crois que je suis heureux… En dépit de la guerre qui m’était devenue un état familier, car j’appartiens à cette génération qui a vécu dans les abris lors des bombardements… Mais j’ai été frappé à l’étranger, à l’occasion d’un séjour en Hollande, de constater que même les arbres sont mieux traités que les humains. On s’en occupe sérieusement, en sondant la terre comme un stéthoscope qui ausculte un torse au souffle court ! Et dire que la verdure en cette ville est loin de faire partie de notre horizon ! C’est pour cela peut-être que j’ai envie de vivre ailleurs, notamment en Europe… » Aujourd’hui, après de multiples expériences où l’art est surtout « performances » et installation vidéo, Vartan Aror continue sa quête afin de s’exprimer sur la vie. Bizarrement pour les non initiés, naturellement pour lui. Des ailes en pain de mie qu’il mange sous les yeux des gens venus voir « sa » sculpture ; recouvert de sable, il rythme sa respiration à l’aide d’un tube qui s’en dégage. Un bois qu’il casse bruyamment, en une obsession wilsonnienne, une performance qu’il donne à voir chez Zicco House. Tout cela est une forme extravagante et incongrue (pour les puristes et les conservateurs) de l’art moderne que cultive courageusement Vartan Aror. Une expression que les jeunes affectionnent et qui retient l’attention. C’est l’événement qui crée l’objet d’art et non l’inverse. Comme la musique, la poésie et la danse, ici l’expression artistique, loin de vouloir gratuitement désorienter le visiteur, exige un minimum de perception et de préparation, pour être saisie dans ses multiples dimensions. Il importe, pour Vartan Aror, de s’adresser autant à l’esprit qu’à l’œil et à l’émotion. Edgar DAVIDIAN
Sa ballerine est loin d’être Maya Plissetskaya, Marie-Claude Pietragalla ou Margot Fonteyn. On ne croise pas impunément tous les jours une ballerine squelettique de plus de trois mètres, au teint vert phosphorique, avec tutu blanc et une expression sardonique de Voltaire vieillissant. Une étrange et hideuse ballerine figée, en gypse et fil de fer, qui fait une pirouette statique...